(BFI) – Le moment est venu d’impliquer plus activement le secteur privé qui reste essentiel pour garantir que ce deuxième plus grand accord commercial au monde atteigne son plein potentiel d’avenir.
Quelle ambition ! Créer la deuxième plus grande zone de libre-échange au monde avec le potentiel rassemblement de plus de 1,2 milliard de clients et un PIB agrégé supérieur à 2 500 milliards de dollars. Beaucoup en ont rêvé, et depuis fort longtemps… C’est en Afrique(s) que ce modèle est né, avec la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) qui est en vigueur depuis le 1° janvier 2021. Plus d’échanges, moins de barrières, plus d’emploi et moins de pauvreté, ce sont 54Etats qui ont adhéré au traité faisant de la Zlecaf l’un des premiers projets de l’Union africaine pour son agenda 2063.
La journée mondiale de l’Afrique vient tout récemment d’être célébrée (25 mai). Celle-ci marque l’anniversaire de la création de l’OUA, début de la trajectoire de l’intégration qui mène aujourd’hui à l’activation de cette Zone de Libre-échange continentale
Il faut pourtant raison garder et considérer avec lucidité les immenses travaux à faire et les multiples étapes à franchir pour passer de l’ambition au fonctionnement : l’intégration africaine est bâtie sur le modèle de l’UE (suite de Balassa) mais elle est presque en panne. Le continent africain reste le plus morcelé de la planète, avec le record mondial d’organisations de coopération (environ 200) et qui échange le moins avec lui-même (16 % contre 67 % pour l’Europe et 61 % pour l’Asie).
Les raisons sont connues: barrières non tarifaires, obstacles au commerce, droit, monnaies différentes, réticences des Etats pour l’abandon de leur souveraineté et d’une partie de leurs recettes fiscales sur le commerce extérieur sans oublier la faiblesse des organisations du secteur privé au plan régional.
La plupart des gouvernements ont compris qu’il ne suffit pas d’une seule mesure telle la réduction des droits de douane pour accélérer l’intégration régionale. Il faut en même temps s’attaquer à bien d’autres obstacles majeurs comme la logistique du commerce et l’infrastructure (route/fer et même air), l’accès aux services essentiels, la monétisation des échanges… S’attaquer à ces obstacles constitue les défis et enjeux de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf).
Aujourd’hui Zlecaf est en vigueur (depuis le 1° janvier 2021) et les négociations ont démarré, tout particulièrement en ce qui concerne les règles d’origine afin de déterminer à partir de quelle part de valeur ajoutée locale un produit sera considéré comme « made in Africa » et donc exonéré de taxes
C’est aujourd’hui un succès institutionnel indéniable (54 pays ont signé et 36 ont déjà ratifié l’accord). Mais si les formes institutionnelles sont des préalables incontournables pour que le commerce de la Zlecaf se concrétise, ce qui sera déterminant, c’est leur fonctionnement.
L’impact de la Zlecaf dépendra de la mesure dans laquelle les entreprises privées des différents secteurs et pays seront en mesure d’utiliser la Zlecaf et décideront si cela vaut la peine de l’utiliser. Voilà qui va nécessiter un effort important de la part des membres signataires pour traduire l’accord en processus, puis en procédures pratiques, et enfin d’inciter les entreprises à les utiliser.
Et c’est là qu’un biais incompréhensible s’est fait jour : la participation directe du secteur privé aux négociations de la Zlecaf est à ce jour marginale. Il a été largement laissé aux pays individuels le soin de consulter les parties prenantes nationales -ou celles considérées comme telles- au travers de mécanismes déjà établis qui varient considérablement en termes d’efficacité et d’inclusion.
La genèse de la Zlecaf, par une compréhension commune des immenses bénéfices potentiels, a été remarquable en termes d’engagement de la part d’un large éventail de pays prêts à élaborer un ensemble complexe de règles commerciales. Le processus a donné l’occasion aux pays africains de tester et d’affiner leurs capacités en matière de négociations commerciales… avec juste un « oublié » qu’est le secteur privé africain au démarrage de ce chantier d’intégration. Pourquoi ?
Partout ailleurs dans le monde, la motorisation des processus d’intégration économique régionale est toujours venue en grande partie du secteur privé. C’est lui qui milite pour l’élimination progressive de la complexité inutile des formalités aux frontières, c’est le secteur privé qui milite pour l’adoption de standards communs afin de pouvoir faire des économies d’échelle indispensables -soit à la production, soit à la distribution- c’est le secteur privé qui milite pour l’élaboration de systèmes de droit opposables, de tribunaux et de contrats qui fonctionnent correctement et visent à l’équilibre. En Afrique(s), force est de constater qu’on en est loin…
En dépit du discours officiel, souvent incantatoire, le secteur privé africain est en effet absent du processus d’intégration régionale sur le continent. Il n’est pas associé à la prise de décisions sur les modalités et stratégies d’intégration régionale. Souvent, il devient le prestataire d’une politique publique régionale à l’élaboration de laquelle il participe rarement, mais dont il lui est demandé d’être le moteur.
Rappelons que le secteur privé a ainsi joué un rôle majeur durant les premières étapes de la construction européenne, c’est-à-dire au cours des étapes préparatoires au traité de Rome. Le secteur privé de chaque pays a lourdement influencé les positions nationales relatives au traité, et les conceptions nationales de l’intégration européenne reflétaient en partie les intérêts et les priorités des pays respectifs, en coordination et en partage.
Et donc, que faire, que croire ?
Oui, la Zlecaf reste un formidable espoir pour l’Afrique(s) et pour les investisseurs étrangers, ultimement pour les citoyens de chaque pays avec un nouveau narratif africain teinté de panafricanisme, mais la grande question pour que la Zlecaf ait réellement un impact est d’associer les entreprises du secteur privé et leurs représentants déjà organisés qui -eux- sont prêts, capables et désireux de l’utiliser, même si la situation est très inégale suivant les pays.
Essayons de ne pas recommencer la même erreur que pour les APE (avec le succès que l’on sait) : le secteur privé, en Afrique comme en Europe -supposé en être le principal acteur et bénéficiaire- n’a jamais été formellement consulté, ni associé aux négociations APE, alors même que le tissu associatif a été en définitive le seul à se faire entendre tout en dénonçant l’impact supposément négatif de la libéralisation du commerce sur le développement.
Le moment est venu d’impliquer plus activement le secteur privé qui reste essentiel pour garantir que ce deuxième plus grand accord commercial au monde atteigne son plein potentiel d’avenir.
Construire, rationaliser et renforcer les intégrations sous-régionales, cohérentes, autonomes et pérennes et à taille critique suffisante permettant un dialogue public privé concret, voilà la première étape indispensable -et rapidement atteignable- plutôt que de courir le risque évident de désillusion…et in fine de désintégration.
Oui, c’est possible…et, comme disait Albert Camus, ce qui est possible mérite d’avoir sa chance
Patrice Fonlladosa, CCE, président (Re)sources, ancien administrateur du MEDEF et de l’AFD
Patrick Sevaistre, CCE, président de la Commission « institutions européennes du CIAN