(BFI) – Dette, multilatéralisme, franc CFA : l’actualité économique africaine a terminé l’année en fanfare nourrissant les débats ici et là sur les voies et moyens pour l’Afrique d’être mieux comprise, mais aussi de mieux se prendre en mains. La récente information selon laquelle le franc CFA allait changer de nom et de structure de gouvernance en même temps qu’il rompait l’obligation de dépôt de 50 % des réserves de change des pays ouest-africains membres de la zone franc dans un compte d’opérations du Trésor français a polarisé toutes les attentions. Pour importante qu’elle soit, elle ne dissout pas l’essentiel des obstacles que les pays concernés doivent franchir. Une réflexion plus profonde doit être menée et des initiatives plus puissantes prises. Objectif : construire une pensée qui conduise à un réel processus de mise en place d’écosystèmes de valeurs. Celles-ci sont politiques, économiques, sociales et culturelles et doivent ouvrir la voie à une réelle indépendance, à une vraie émergence et à une dignité retrouvée. C’est tout le sens des propos tenus dans cet entretien par Hamidou Anne, auteur de Panser l’Afrique qui vient !*.
Quelques mots sur Hamidou Anne
Ancien élève de l’Ena du Sénégal et de l’ENA de France, ainsi que du Celsa (École des hautes études en sciences de l’information et de la communication). Diplômé en lettres modernes et en communication politique, il a eu de belles expériences en cabinets ministériels, aux Affaires étrangères, à la Culture mais aussi dans des collectivités locales. Doctorant en sciences politiques au Laboratoire d’analyse des sociétés et pouvoirs Afrique/Diasporas de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal, il a trouvé, parallèlement à ses diverses responsabilités professionnelles, dont certaines au service du Plan Sénégal émergent (PSE), le temps de participer à l’ouvrage collectif Politisez-vous ! édité en septembre 2017 chez United Éditions et de publier Panser l’Afrique qui vient ! chez Présence africaine.
Pourquoi faut-il penser l’Afrique ? Panser « a » et penser « e » ?
C’est un jeu de mots. J’ai essayé d’interroger le présent de l’Afrique à travers deux difficultés majeures que sont les migrations clandestines, avec le lot de drames qu’elles charrient, et l’irruption du terrorisme religieux. L’Afrique fait face à des difficultés liées à l’éducation, à la santé, à l’accès à l’emploi, entre autres. Ce sont difficultés qu’il faut « panser ». Or soigner le continent passe d’abord par un nouveau printemps de la pensée, de la réflexion, des idées, de l’éducation, de la culture. Voilà pour le jeu de mots entre panser « a » dans le sens de soigner et penser « e » à travers une réflexion et des idées.
Est-ce à dire que l’Afrique ne pense pas assez, ne se pense pas assez ?
L’Afrique ne se pense pas assez à mon avis. Ceci résulte en partie des décolonisations procédurales que nous avons vécues. En 1960, la France et d’autres pays colonisateurs ont accordé l’indépendance à un certain nombre de pays africains, mais les Africains ont continué à ne pas se penser, à importer les idées des autres. Joseph Ki-Zerbo disait : « Les Africains dorment sur la natte des autres. » Même les instances de légitimation de nos intellectuels et de nos artistes restent les capitales occidentales. Les solutions utilisées notamment dans la gouvernance et la mise en œuvre des politiques publiques, économiques ou sociales, sont importées, calquées sur des modèles exogènes, qui ont échoué et entraîné ailleurs des crises sociales et des crises de sens. Ces modèles sont responsables du dérèglement climatique, de la montée des populismes et du nationalisme en Europe.
Continuer à les importer prouve que nous ne pensons pas suffisamment notre destin. Le but de ce livre est de proposer une nouvelle façon de réfléchir, plus ancrée dans nos réalités socio-anthropologiques.
Alors sur quoi faudrait-il qu’on insiste pour justement enclencher une pensée qui soit une construction de l’Afrique ?
Je tiens beaucoup à l’idée de la conquête de la souveraineté en vue d’arriver à une décolonisation substantielle totale. En somme que les Africains ne se sentent pas obligés de continuer à copier ce qui se passe dans les sociétés occidentales qui ont dirigé le monde des siècles durant. Cette recherche de la souveraineté passe par l’éducation, notamment dans un contexte de crise de l’éducation dans de nombreux pays, dont le Sénégal d’où je viens. Il est inenvisageable de construire un peuple et rendre sa dignité à un continent si l’éducation est défaillante. Donc l’idée dans ce livre est d’articuler une réflexion, pour traduire en actes concrets l’ambition qu’on a pour cette jeunesse-là et pour nos pays en général.
À mon sens, l’autre volet important est celui de la culture. Si on ne promeut pas ce printemps des idées, de la culture, il sera difficile de nous soigner, de nous panser et de penser pour proposer un chemin heureux pour le futur.
Pourtant, aujourd’hui, la situation de la culture en Afrique est schizophrénique. Malgré toutes leurs belles déclarations, les hommes politiques ne mettent pas les moyens à même de permettre la promotion locale et internationale de la culture…
Absolument. La culture reste le parent pauvre des politiques en Afrique. C’est souvent une variable d’ajustement des budgets. À chaque fois que le budget est serré ou intenable, c’est celui de la culture qui saute, parce qu’on la considère comme un amusement, du divertissement. Ce fut le cas au Sénégal lors des ajustements structurels, ce qui a constitué une rupture avec cette grande idée qu’on avait de la culture durant la présidence de Léopold Sédar Senghor.
En outre, la culture a été confiée à des acteurs extérieurs. L’exemple le plus pertinent est le rôle prépondérant dans la diffusion de la culture et la promotion de nos artistes que jouent les Instituts français dans les pays africains. Or, qui détient la culture détient le cœur d’une nation.
À votre avis, que faudrait-il mettre en place pour justement reprendre en main cet aspect-là des choses ?
Il y a une idée que je développe à la fin du livre. C’est celle du retour du politique. Il y a dans notre époque une vaste entreprise de dépolitisation de la jeunesse. Celle-ci considère que la politique n’est pas une matière vertueuse et que les politiciens sont tous corrompus. Il y a effectivement des hommes politiques corrompus ; une élite qui n’est absolument pas consciente de ses responsabilités vis-à-vis de ceux qui sont gouvernés. Mais il y a un autre défi qui se dresse face au politique. Il s’agit de cette nouvelle doxa adressée aux jeunes : « Désengagez-vous de la politique et engagez-vous dans l’entrepreneuriat ou dans l’activisme numérique ». Ces domaines sont importants. La volonté d’innovation existe, alliée à un sens affirmé de la créativité certes. Mais je pense que les problèmes de l’Afrique sont politiques. Ils relèvent de la gouvernance et de la construction de sens. Aussi, à mes yeux, les solutions ne peuvent qu’être politiques. De fait, dans la foulée de l’ouvrage collectif que j’ai coordonné il y a deux ans, Politisez-vous, je poursuis là, dans un ouvrage personnel, cet appel à la politisation de la jeunesse pour transformer le présent et proposer des idées pour le futur.
Quel est le rôle de la société civile dans tout ça ? Peut-elle aider à réconcilier ou à lier le monde politique, dont tout le monde se méfie, et les réalités locales ?
Absolument ! Quand on voit aujourd’hui l’importance qu’a prise la société civile ces dernières années, on se rend compte qu’il y a un présent à transformer et un futur à proposer avec elle. Je parlais il y a quelques jours d’un nouveau contrat moral à redéfinir entre le politique, la société civile et le monde économique. Quand on voit des mouvements de la société civile comme Y’en a marre au Sénégal, Le Balai citoyen au Burkina Faso, Filimbi en RD Congo, et d’autres ONG un peu partout, on constate qu’il y a un dynamisme de la société civile, laquelle est à cheval entre le monde politique et le monde de l’économie. Elle a certainement moins de moyens pour faire les choses mais, par contre, elle a plus de marge de manœuvre dans les territoires où les politiques sont absents, dans ces territoires que les services publics ont désertés. Il en est ainsi dans nos campagnes, mais aussi dans nos villes où elle accompagne les populations les plus vulnérables. De fait, cette expérience, cette idée, cette vision de développement endogène devrait être utilisée par les politiques pour proposer de nouvelles politiques publiques.
On dit que l’Afrique est le continent de l’avenir. Quelles sont selon vous les conditions pour que cet avenir ne soit pas un cauchemar ?
D’abord, on dit que l’Afrique est le continent de l’avenir, le continent du futur. C’est un récit souvent repris en Occident que je trouve assez candide. Pourquoi ? Parce qu’on promeut des personnalités, des individualités, des jeunes leaders par-ci par-là sans interroger assez la réalité et le vécu. On ne se projette pas assez dans le corps social de nos pays et des possibilités du futur. Pour preuve, quand on interroge la démographie africaine on sait que d’ici à 2050 la population passera à 2,4 milliards. Une fois cette donne posée, il faut imaginer qu’il faudra nourrir cette population, l’éduquer, la soigner, lui donner un toit, etc. À mon avis, il faut fondamentalement changer de modèle. Le modèle capitaliste, libéral post-Seconde Guerre mondiale a montré ses limites partout, notamment à travers l’impasse climatique, les inégalités sociales, le repli sur soi, la montée des nationalismes qu’on voit en Europe. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on promeut les mêmes solutions qui ont échoué ailleurs. Or, nous devons redéfinir un nouveau contrat social entre l’Afrique et sa jeunesse, entre les populations africaines elles-mêmes, et faire en sorte que les populations et les élites dialoguent en vue de mettre en place un nouveau modèle ancré sur nos réalités sociales, sur notre contemporanéité. L’idée serait de repenser les imaginaires et de proposer un chemin différent. L’Afrique était à la traîne ces siècles derniers mais, avec le tournant civilisationnel, elle peut redéfinir un nouveau modèle ancré sur l’humain qui soit à même de diriger le tournant civilisationnel du monde.
L’une des particularités de l’économie africaine, c’est l’importance de son secteur informel. Comment faire pour réconcilier ce secteur avec l’univers de l’autre secteur, le formel ?
D’abord, il faudrait interroger les chiffres. Aujourd’hui, plus de 80 % des entreprises au Sénégal, parfois très connues, sont informelles, et le restent souvent parce qu’elles n’ont pas intérêt à se formaliser eu égard à des enjeux de fiscalité et aux failles dans l’environnement des affaires. Nous sommes dans un marché, une société différente avec des pratiques différentes et où on doit vraiment interroger le secteur informel et essayer de travailler avec lui de sorte à intégrer tout ce beau monde dans un même et seul circuit économique.
Au Sénégal, quand on regarde les chiffres : 400 000 emplois formels, pour 100 000 fonctionnaires, 300 000 du secteur privé et tout le reste de la population active est dans le secteur informel. Comment faire pour intégrer tous ces gens-là dans le circuit formel de l’économie ? Est-ce qu’on interroge les modèles que certains ont développés pour conclure que tout n’est pas forcément à considérer dans les schémas classiques de l’économie mondiale ? Est-ce que l’Afrique, à l’aune de sa réalité qui est différente, ne peut pas proposer un modèle différent ? Est-ce qu’on ne peut pas interroger nos économies, notre structuration, notre modèle entrepreneurial, à l’aune de nos réalités et à l’aune des difficultés que nos économies rencontrent ?
À quoi devrait ressembler le modèle idéal africain, étant donné que l’Afrique est impliquée dans les circuits internationaux et souvent par le mauvais côté. Il y a beaucoup de choses en tout cas qui viennent de l’extérieur, or « qui finance commande » !
Aujourd’hui, dans l’enceinte des relations internationales, notamment aux Nations-unies, la formule consacrée est « chaque pays a une voix ». C’est inexact ; toutes les voix ne sont pas égales. La réalité est que le pouvoir est entre les mains des puissances économiques réunies dans leur petit cercle. Face à cette réalité, il faut absolument que l’Afrique fasse émerger des économies fortes afin que les décisions prises ailleurs ne lui soient plus imposées.
Mais la dignité ne se négocie pas. Les pays africains n’ont pas vocation à attendre d’être forts pour imposer leur voix. Observons le Rwanda ou le Ghana, dont les économies ne sont pas forcément puissantes, mais qui ont su prendre une place de leader par leur prise de parole forte sur la notion de développement, sur la relation avec les pays occidentaux et sur la nécessaire redéfinition de la carte des relations internationales.
Mais ce qui fonde en dernier recours mon optimisme est la montée de la dignité chez les jeunes Africains. C’est elle celle qui va enclencher la rupture et la transformation qui vont libérer l’Afrique et lui octroyer un futur désirable.
Le Point Afrique
* « Panser l’Afrique qui vient ! », par Hamidou Anne, Présence Africaine Éditions, 2018