(BFI) – Fin décembre 2019, l’actualité sur l’île Maurice a été secouée par trois grands concessionnaires de véhicules qui ont commandité des tests sur une cargaison d’essence reçue par la State Trading Corporation (STC), l’organisme public chargé de gérer l’importation de produits pétroliers. A l’issue des expériences, une conclusion unanime : le carburant, destiné à être redistribué dans les stations, contenait un fort taux de manganèse, utilisé comme additif, qui dépassait la quantité autorisée, causant ainsi des dommages aux véhicules, mais menaçant également la santé des populations… Si les résultats de l’analyse ont créé la polémique dans l’Etat insulaire, ils soulèvent en réalité une question bien plus profonde : le carburant raffiné et largement importé par plusieurs pays africains de l’étranger est-il un produit aussi propre qu’il est décrit ? ou est-il en réalité un poison menaçant la santé de millions d’Africains ?
Depuis les indépendances, les pays africains ont vu le nombre de leurs stations-service augmenter. Cette situation est due à une forte présence de distributeurs étrangers sur le continent. Oryx, Vitol, Trafigura, Glencore… De nombreux opérateurs étrangers commercialisent en Afrique du carburant raffiné à l’étranger (ce qui est souvent synonyme de bonne qualité), parfois sous différents noms, ou en rachetant les infrastructures de compagnies déjà présentes. Pourtant, dans plusieurs pays, ces produits du circuit formel se voient concurrencer par ceux du secteur informel.
A Cotonou, capitale économique du Bénin, l’un des circuits de distribution de carburants les plus prisés est celui du marché noir alimenté par l’essence de contrebande en provenance du Nigeria. Pendant de nombreuses années, les autorités béninoises ont essayé de lutter contre ce phénomène de l’essence « kpayo » [frelaté dans la langue locale fon, Ndlr], en vain. Même si des stations d’essence du circuit formel sortent de terre un peu partout dans la ville, ces dernières années, de nombreux Béninois préfèrent encore s’approvisionner auprès de ces vendeurs illégaux.
Bernard, un de ces nombreux vendeurs d’essence « kpayo » qui pullulent aux alentours de la place de l’Etoile rouge, nous explique la recette de ce succès : « C’est simple, les gens viennent nous voir parce qu’habituellement nous sommes moins chers. En plus, le service est assez rapide, et les clients aiment quand tout est express », nous confie-t-il tout sourire.
Pourtant l’essence de contrebande continue d’être affublée du qualificatif « frelaté », pour signifier sa haute nocivité pour les engins et pour les hommes. D’après l’organisation Science and Development Network, citant un expert, ce carburant « a un impact direct sur les concentrations des particules fines dans l’air, notamment les composés soufrés, azotés et les composés organiques volatils, en général » et est donc très dangereux pour la santé.
Bernard, lui, se défend de vendre de la camelote à ses clients : « J’avoue ne pas comprendre quand on nous dit que notre essence est frelatée […]. Même si ce n’est pas le circuit formel, il est quand même raffiné non ? Nous n’allons pas directement chercher le pétrole dans la mer pour venir le déverser dans la moto des gens, tout de même ! », affirme-t-il. Et d’ironiser : « De toute façon, cela fait huit ans que je vends et utilise de l’essence de contrebande, et ni mes clients, ni moi-même n’en sommes morts […] je suis sûr que le carburant en provenance du Nigeria que je vends est tout aussi bon et peut-être même meilleur que celui-ci des stations formelles ».
Du carburant importé encore plus dangereux que l’essence du marché noir
Au Nigeria comme dans de nombreux pays africains qui ne disposent pas d’un réseau de raffineries efficace pour transformer leur or noir, la plupart des stations d’essence officielles sont alimentées par les pays étrangers, européens notamment. S’il existe des raffineries « de brousse », qui transforment du pétrole volé, avant de le vendre sur le marché noir pour être utilisé, celles-ci restent « illégales ». Au Burkina Faso, par exemple, Yacouba Bila, directeur de la Concurrence et de la Répression des fraudes, souligne : « la distribution des hydrocarbures est soumise à un agrément et il est fait obligation aux stations-service de s’approvisionner auprès de la Société nationale burkinabè d’hydrocarbures (Sonabhy) ».
En raison de leur caractère généralement jugé « très dangereux », de nombreux pays comme la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Burkina Faso, entre autres, mènent des campagnes musclées contre les vendeurs d’essence de contrebande et recommandent aux populations de consommer de l’essence en provenance des stations-service officielles, « plus propres ».
C’est dans cette optique qu’une étude a été menée par plusieurs experts du groupe international de surveillance Stakeholder Democracy Network (SDN). En vue d’établir l’impact de l’essence de contrebande sur l’environnement et la santé des populations au Nigeria, l’organisation a procédé à une comparaison des carburants disponibles sur le marché noir et sur le marché officiel. A la grande surprise des chercheurs, les résultats de l’étude ont démontré une toute autre réalité !
Dans leur rapport publié en mai 2020, les chercheurs du SDN affirment que le carburant importé d’Europe vers le Nigeria, tout comme dans de nombreux pays africains et disponibles dans les stations d’essence officielles, est en réalité de moins bonne qualité que ceux provenant des raffineries illégales du Delta du Niger. Pendant leurs travaux, ils se sont rendus compte qu’en réalité les stations officielles alimentées par le carburant importé d’Europe étaient beaucoup plus polluantes, dépassant jusqu’à 204 fois les limites de pollution exigées par l’Union européenne.
« Cette recherche a été entreprise à l’origine dans le but d’améliorer la compréhension de l’impact potentiel de la production et de la consommation de carburant non officiel (diesel, essence et kérosène) sur les habitants du Delta du Niger. Au cours de la recherche, l’analyse d’échantillons « témoins » de carburant officiel a révélé des indications inquiétantes sur les standards de carburant disponible légalement. Cette découverte a conduit à élargir l’objectif initial de la recherche, afin d’examiner l’impact potentiel de la consommation de carburant officiel et non officiel dans le Delta du Niger », indiquent les chercheurs du SDN dans leur rapport.
Si ces conclusions peuvent surprendre, elles ne sont en réalité qu’une confirmation du constat dressé, il y a quatre ans par l’ONG suisse Public Eye.
Dans son rapport « Dirty Diesel » paru en 2016, l’organisation affirmait déjà en effet que les carburants écoulés en Afrique ont une teneur en soufre entre 200 et 1000 fois plus élevée qu’en Europe. Selon les Nations unies, cette substance est hautement cancérigène et peut également être à la base de plusieurs maladies respiratoires. A ceci s’ajoutent les fortes concentrations de benzène, butène, isoprène, manganèse, présents dans ces produits et qui sont nocifs pour l’environnement et les populations.
Ce type de carburant toxique contribue fortement à l’augmentation vertigineuse du nombre de personnes souffrant d’asthme, de maladies respiratoires chroniques, de cancer des poumons et de maladies cardiaques. Selon l’Organisation mondiale de la santé, 3,7 millions de personnes meurent chaque année de la pollution atmosphérique, la plupart à cause des particules présentes dans les gaz d’échappement des véhicules. Et le Nigeria, l’un des pays les plus touchés par le phénomène des carburants sales, figure au quatrième rang du classement des pays les plus endeuillés par la pollution de l’air avec 114 000 morts chaque année. Baskut Tuncak, un expert des droits de l’Homme des Nations unies, estime d’ailleurs que la toxicité de ces produits pourrait entraîner en Afrique « 31 000 décès prématurés et d’innombrables atteintes à la santé d’ici 2030, si rien n’est fait ».
Une inaction coupable…
Il faut noter que depuis la publication du rapport de l’ONG Public Eye en 2016, accusant des entreprises suisses et européennes d’exporter du carburant sale à destination de l’Afrique, plusieurs autres pays européens ont reconnu que certaines de leurs entreprises alimentaient ce trafic dangereux pour la santé des populations africaines. En 2018, par exemple, une enquête du parlement des Pays-Bas a confirmé qu’une grande partie de l’essence exportée par les pays européens à destination de leurs homologues africains était particulièrement toxique.
Pourtant, si sur le continent noir on a très tôt condamné ce phénomène, force est de constater qu’aucune véritable démarche concrète n’a encore permis de traduire en actions les annonces faites par les dirigeants africains pour lutter contre ce trafic. Fin 2016, plusieurs pays africains avaient déclaré vouloir bloquer les importations de carburants hautement toxiques. Mais la peur d’une hausse de la facture énergétique semble avoir émoussé les ardeurs des dirigeants du continent.
Malgré les rares actions entreprises par quelques pays, le « Dirty Diesel » inonde toujours autant les marchés africains, profitant de l’inaction complice des Etats du continent.
« Les entreprises basées en Europe continuent d’exporter du carburant contenant des niveaux extrêmement élevés de soufre et d’autres substances toxiques qui ne seraient pas autorisés à la vente dans leur pays d’origine, mais qui continuent d’être vendus sur le marché africain », a déploré Baskut Tuncak.
La « qualité africaine »
Cette triste situation peut s’expliquer par plusieurs causes ayant trait non seulement au comportement peu éthique des sociétés qui commercialisent ces produits, mais également à la structuration économique et juridique des pays africains.
La plupart des enquêtes réalisées sur le sujet mettent en exergue un manque de transparence des producteurs et vendeurs de carburants sur le contenu de ce qu’ils vendent, rendant ainsi les opérations de contrôle très difficiles. Généralement, les compagnies pétrolières sont pleinement conscientes de la mauvaise qualité du pétrole qu’elles vendent et sont même accusées de soudoyer les employés des laboratoires d’essai pour qu’ils ferment les yeux.
« Personne ne sait ce qui se passe dans leur stockage [celui des compagnies pétrolières, Ndlr]. En tant qu’acteurs privés, ils effectuent leurs propres tests et aucune personne neutre n’est impliquée. L’importateur peut facilement conspirer avec un laboratoire privé. Par exemple, le laboratoire peut fournir un certificat avant que le produit ne soit mélangé à une qualité inférieure. Le plus souvent, c’est un petit employé du laboratoire qui est corrompu, plutôt que l’entreprise elle-même. Il mélange des échantillons, par exemple. Il arrive aussi que les propriétaires de magasins réduisent délibérément la qualité du produit final en le mélangeant dans des cuves », indique un article de l’organisation ENACT Africa, citant l’autorité ghanéenne de normalisation.
Cependant, si l’exportation vers les pays africains de ces produits nocifs est loin d’être sans reproche sur le plan éthique, en réalité elle n’est pas illégale. En effet, ces compagnies pétrolières ne font que profiter de la faiblesse des normes réglementaires en la matière, sur le continent africain. A titre d’exemple, selon un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), la limite pour la teneur en soufre est de 10 ppm (parties par million) en Europe. En Afrique de l’Ouest, elle varie entre 151-500 ppm et 501-3500 ppm.
D’ailleurs, certains acteurs de ce commerce pernicieux ne s’en cachent pas. Pour les principaux vendeurs, le commerce de ce carburant de « qualité africaine » comme il est appelé dans le milieu, est fidèle aux exigences du marché africain. « Il est bien sûr plus facile de pointer du doigt les grandes multinationales », commente un trader au micro du quotidien suisse Le Temps. Et d’ajouter : « Les ONG devraient adresser leurs critiques aux pays ouest-africains. Nous nous contentons de suivre leurs règles ».
Enfin, dans les pays où ont eu lieu les principales enquêtes sur le sujet, (Angola, Bénin, Congo-Brazzaville, Ghana, Côte d’Ivoire, Mali, Nigeria, Sénégal, Zambie…), la faible industrialisation qui se manifeste par une pénurie de raffineries, oblige les Etats à dépendre de l’étranger pour avoir du carburant, malgré les énormes réserves de pétrole dont ils disposent pour la plupart. Ces réserves sont exportées de façon brute pour permettre à ces pays de renflouer leurs caisses en devises étrangères.
Un changement nécessaire
Alors que le défi du changement climatique semble plus que jamais lié aux problématiques de développement en Afrique, trouver un remède au fléau du carburant sale semble s’imposer à tous les dirigeants du continent. Non seulement cela protègera l’environnement et la santé des populations, mais cette situation peut constituer une opportunité de développement industriel pour des économies africaines très centrées sur l’exportation de leurs matières premières, et la consommation de produits finis en provenance de l’étranger.
« C’est une grande opportunité de croissance pour l’entrepreneuriat local. Nous devons faire en sorte que l’Etat finance des entrepreneurs crédibles pour que nous puissions mener à bien cela », explique pour Africanews NJ Ayuk, président de la Africa Energy Chamber. En outre, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), la Commission de la CEDEAO et la Coalition pour le climat et la pureté de l’air (CCAC) ont noté que le passage au diesel à faible teneur en soufre et l’utilisation de véhicules plus propres permettraient d’économiser chaque année environ 6 milliards de dollars en frais de santé en Afrique subsaharienne.
Pour de nombreux observateurs, il urge donc non seulement que les décideurs adoptent des politiques et réglementations fortes, mais également que la société civile maintienne une pression constante sur les élus, afin que soit éradiqué le plus tôt possible ce fléau silencieux qui menace des villes africaines en plein boom démographique.
En matière de réglementation, des efforts tardifs semblent déjà émerger, en Afrique de l’Ouest, notamment, quoique de manière disparate. Au Ghana, le gouvernement a par exemple pris des mesures concrètes en limitant la teneur en soufre du carburant importé à 50 ppm, conformément à la directive communautaire de la CEDEAO. En juillet 2019, le Bénin a à son tour adopté cette norme.
Malheureusement s’il est clair que l’affaire des carburants sales est l’un des pires scandales de ces dernières années, les populations africaines ne semblent elles-mêmes que très peu au fait de cette situation qui pourtant est intimement liée à leur bien-être physique. Et en pleine négociation entre les Etats-Unis et le Kenya pour faire du pays est-africain la nouvelle porte d’entrée des déchets plastiques américains sur le continent, on peut donc légitimement s’inquiéter.
Si les compagnies étrangères n’ont pas attendu l’approbation des populations africaines pour faire de leurs pays des dépotoirs du « Dirty Diesel », peut-on craindre un même scénario pour le secteur des déchets plastiques ?
Agence EcoFin