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« La ZLECAF offre un cadre pour l’expansion transfrontalière ; l’adaptation revient aux entreprises » Khadija Idrissi Janati, Président Forum Ifrane 2023

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Bonjour, Mme Khadija. Vous êtes la présidente d’Ifrane Forum, sommet africain du commerce et de l’investissement. Quelle est l’idée derrière Ifrane Forum qui en est à sa septième édition et quelle est l’idée principale qui sous-tend la thématique de cette édition ?

Ifrane Forum a pris naissance suite à une observation particulièrement évidente. Lors du lancement de sa première édition en 2016, il était manifeste que le nombre de forums économiques organisés sur le continent africain était très limité. Pendant de nombreuses décennies, l’Afrique dépendait de l’Union européenne, des États-Unis, de l’Inde et de la Chine pour la tenue de sommets économiques. Nous avons alors estimé qu’il était impératif de créer un espace où les acteurs africains pourraient se réunir, se connaître mutuellement, échanger des idées et découvrir des opportunités de collaboration. En réalité, Ifrane Forum est plus qu’un évènement, c’est une philosophie, celle de mettre ensemble les Africains et Africaines, porteurs et porteuses d’un projet d’unité et de co-construction pour le continent, soulignant l’importance fondamentale de la connaissance mutuelle, car la collaboration efficace repose sur une compréhension approfondie de chacun.

Ainsi, en cette septième édition, nous consolidons un travail amorcé dès 2016, progressivement affiné au fil des éditions, et qui aujourd’hui, a défini de manière particulièrement précise son positionnement centré sur le secteur privé africain. Ifrane Forum, au terme de cette édition, se confirme ainsi comme le lieu privilégié de rassemblement pour le secteur privé africain, mettant résolument l’accent sur les petites et moyennes entreprises africaines. Celles-ci y trouvent un espace dédié pour se rencontrer, échanger et surtout identifier des opportunités propices à leur croissance.

En ce qui concerne la seconde question relative aux débuts du forum, différentes approches ont été expérimentées au cours des premières éditions, notamment par des essais axés sur des secteurs spécifiques. Toutefois, la conclusion qui en a émergé est que, indépendamment du domaine d’activité, de la localisation géographique ou de la taille de l’entreprise, la clé pour permettre aux entreprises africaines de générer un impact significatif, de créer de la richesse, d’engendrer des opportunités d’emploi, et de contribuer au développement d’une économie africaine influente à l’échelle internationale réside dans leur accompagnement vers une croissance qui les positionne en tant que champions continentaux. J’admets également que nous avons tiré inspiration de l’expérience marocaine. Il y a environ 15 ans, le Maroc a lancé sa stratégie visant à donner naissance à des champions nationaux. La raison pour laquelle, aujourd’hui, on trouve des entreprises reconnues non seulement au Maroc, mais également à travers l’Afrique, notamment dans le secteur bancaire, prenant l’exemple d’Attijariwafa Bank, ou encore Saham Assurance, qui a évolué pour devenir Sanlam. Ainsi que, nous avons observé comment une vision claire, associée à des mécanismes définis, peut guider la croissance des entreprises, générant ainsi un impact tant au niveau national que sur le plan continental et mondial. Nous aspirons à insuffler cette dynamique au sein du continent africain à travers le choix du thème de cette édition. D’ailleurs, j’estime que la pertinence de l’année 2023 réside dans sa désignation par l’Union Africaine comme l’année de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), un marché africain unifié et inédit. À mes yeux, c’est une opportunité historique permettant à l’Afrique d’avancer de manière significative sur la voie de l’intégration économique continentale.

Le constat général, c’est que les petites entreprises africaines ont du mal à vraiment briller, exploser à l’international et conquérir des marchés un peu plus vastes. De par votre expérience, qu’est-ce qui peut selon vous, expliquer cette situation ?

Un.e entrepreneur.e, par sa nature même, investit du temps et prend des risques. Toutefois, dans un contexte où les facteurs d’incertitude se multiplient, il devient impératif pour tout.e entrepreneur.e de gérer consciencieusement son niveau de risque. C’est tout à fait compréhensible, particulièrement pour les très petites entreprises, d’exprimer une certaine réticence à s’aventurer dans l’inconnu, face à la complexité croissante de l’environnement. C’est dans ce contexte que des forums tels que celui-ci, jouent un rôle crucial, en offrant une plateforme qui permet la découverte mutuelle, le partage d’expérience et de connaissances, favorisant ainsi une navigation commune dans cet environnement incertain.

J’ajoute que l’établissement des liens et des connexions ouvre la voie à des contacts qui pourraient évoluer vers des partenariats fructueux. D’ailleurs, cette première étape de familiarité mutuelle constitue le fondement sur lequel repose la confiance, créant ainsi le terrain propice à l’exploration d’opportunités de collaboration. Ainsi, il est important de noter que, certes, il y’eut la présence de grandes entreprises dans notre forum, mais nos échanges se concentrent spécifiquement sur les petites et moyennes entreprises. Notre rôle est de mettre en lumière la responsabilité de ces acteurs majeurs dans le soutien des petites entreprises pour leur intégration sur des marchés qu’elles pourraient ne pas encore connaître.

Lors de cette édition, nous avons cherché à mettre en avant le rôle crucial des grandes entreprises ayant réussi leur expansion multi-pays en Afrique dans la responsabilité qu’elles ont envers les TPE et PME du continent. L’objectif est de montrer que les entreprises en question peuvent jouer un rôle capital dans la création d’écosystèmes dans les pays où elles opèrent. Un exemple concret illustrant cette approche est celui de l’OCP. Au lieu de se limiter à importer des matières premières pour les revendre, cette entreprise choisit de s’intégrer dans l’économie locale. Elle encourage la participation d’entreprises locales, et même de petites entreprises marocaines, dans les pays d’accueil, favorisant ainsi des partenariats et la sous-traitance locale. Ce modèle, qui repose sur le transfert d’expertise, le co-développement et la création de richesse au sein des communautés, constitue le point central des discussions et des échanges de cette édition.

Est-ce que cette vision est véritablement partagée par les grandes entreprises ? 

Je pense qu’il y’eut une véritable évolution dans la perspective adoptée par ces grandes entreprises. Au cours des dix dernières années, l’approche des affaires en Afrique a considérablement évolué par rapport à ce qu’elle était une décennie auparavant. Aujourd’hui, la discussion ne se limite plus à la simple réalisation des affaires, mais s’étend désormais à la notion de développement sur le continent africain. Nous expérimentons un changement de paradigme au sein des grandes entreprises, qui ont pris conscience que pour investir de manière durable sur un marché, il est essentiel de s’ancrer profondément dans celui-ci. Cet ancrage ne peut être effectif que grâce à une réelle volonté d’accompagner le développement des communautés locales.

Pour répondre clairement à votre question, il est certain que toutes les grandes entreprises ne partagent pas cette vision. Cependant, un nombre considérable d’entre elles ont pris conscience de cet aspect et opèrent en conséquence. On peut citer plusieurs exemples, d’entreprises marocaines, ivoiriennes, gabonaises ou sud-africaines, qui établissent leur présence dans des pays du continent, et qui suivent une logique similaire en s’implantant dans différentes régions.

La ZLECAF, doit permettre idéalement, de créer un marché unique dont les entreprises du continent doivent profiter. Mais alors que son opérationnalisation a eu lieu en 2021, on remarque une certaine lenteur non seulement dans le déploiement du marché, mais également dans l’appropriation par les entreprises, des opportunités offertes. Quels sont selon vous les obstacles qui rendent difficile la mise en place de ce marché et au niveau des entreprises, qu’est-ce qui rend l’appropriation des opportunités difficiles ?

L’Afrique aspire à établir une zone de libre-échange commerciale couvrant ses 54 pays. La portée de cette initiative est-elle vraiment mesurée ? L’ampleur de notre ambition est-elle bien comprise ? Elle est considérable. Je fais le parallèle avec une entreprise qui emploie 1000 personnes et qui souhaite opérer un changement dans ses processus, disons la migration des systèmes d’information ou le changement d’une stratégie RH. Ce type de projet, jugé structurant et stratégique pour l’entreprise, fait appel à des expert.e.s et des cabinets de conseil spécialisés et sa mise en œuvre s’étale généralement sur plusieurs mois voire années. Maintenant, transposez cela à l’échelle d’une zone de libre-échange entre 54 pays. Cela implique un travail colossal et plusieurs étapes, en particulier compte tenu des disparités économiques, politiques et sociales entre ces pays. Les premières étapes consistent à rallier ces pays à la réflexion, d’autant plus que le continent a déjà connu des organisations régionales, des monnaies variées, et des défis linguistiques et religieux. Malgré ces défis, le travail accompli pour aligner presque tous sur la nécessité de collaborer dans le cadre de cette zone de libre-échange est déjà significatif. De nombreux pays l’ont ratifiée, et certains ont déjà commencé à commercer.

Dans le contexte de la ZLECAF, je souhaite que l’on se concentre sur les avancées réalisées et que l’on reconnaisse le chemin parcouru, même si les délais initiaux n’ont pas été respectés. Actuellement, le travail le plus crucial est l’harmonisation des cadres juridiques. Je suis convaincue que si nous parvenons à harmoniser les lois et les réglementations des pays, nous progresserons significativement vers l’opérationnalisation effective de la zone de libre-échange. Cependant, ce qui manque, c’est la vulgarisation et l’explication, surtout au niveau des entreprises, en particulier des TPME. Les grandes entreprises ont accès à des cabinets et consultant.e.s de renommée pour les guider, mais celles de tailles plus petites ne possèdent pas toujours ces ressources. Aujourd’hui, il est primordial d’investir dans l’information et la communication pour expliquer leur rôle aux PME. Ce rôle est réciproque, car les avantages sont considérables, offrant des opportunités infinies sur un marché de plus de 1,5 milliard de personnes. Cependant, ces entreprises doivent également s’engager dans un processus de structuration, définir leur vision, surveiller les marchés qui les intéressent et comprendre les cultures locales pour adapter leurs produits et services. La ZLECAF créera le cadre facilitant l’expansion transfrontalière, mais le travail de préparation et d’adaptation demeure la responsabilité des entreprises elles-mêmes.

Plusieurs pays ont émis la crainte que leurs économies locales, déjà en plein développement, soient envahies par des économies déjà performantes. Dans le même temps, ces grandes économies, notamment le Nigeria, ont émis des réserves « protectionnistes » concernant le déploiement du marché. Quel est votre avis d’experte, concernant de telles inquiétudes ?

En examinant l’histoire du continent au cours des 30 dernières années, il est légitime d’avoir des appréhensions surtout si on perçoit les pays Africains comme des concurrents. Mais si on change de perspective et on imagine la ZLECAF comme un moyen pour l’Afrique de faciliter les échanges avec les pays extérieurs au continent, on verra qu’elle devient un mécanisme qui établit une seule entrée au continent, au lieu que ces pays entreprennent l’effort 54 fois. Ce qui pourrait être interprété comme une menace peut rapidement se transformer en une véritable opportunité pour le continent. Cette perspective est cruciale, car même au sein des blocs sous-régionaux, ces préoccupations ont été soulevées. Et c’est là que se pose la question des chaînes de valeurs africaines. Au lieu de réfléchir à des chaînes de valeurs nationales à chaque pays, elles seront consolidées sur le plan Africain, à l’échelle du continent.

Je vais donner l’exemple du Maroc, dont le souhait d’intégrer la CEDEAO avait été accueilli avec scepticisme et prudence, alors que cela peut représenter une réelle opportunité pour la sous-région et le continent. Je m’explique ; Le Maroc, a réussi à développer un écosystème industriel florissant au cours de ces 15 dernières années dans le secteur de l’aéronautique au point de surpasser l’Afrique du Sud qui a dominé longtemps ce secteur. Ces deux nations, situées respectivement à l’extrême nord et à l’extrême sud du continent, ont établi de véritables écosystèmes intégrés. En unissant leurs forces, elles peuvent collaborer pour accompagner les 52 autres pays à développer des industries aéronautiques complémentaires.

Devenir complémentaires plutôt que concurrents implique une compréhension mutuelle et approfondie en saisissant les atouts propres à chacune de nos économies et favorisant la proximité, le dialogue et la collaboration, qui s’avèrent essentiels pour édifier ensemble. À cet égard, en plus de la ZLECAF, une autre opportunité exceptionnelle se profile en lien l’évolution de la réglementation de l’Union Européenne qui devient de plus en plus rigoureuse et le renforcement des barrières à l’entrée, particulièrement en matière d’exportations vers l’UE, se renforcent. Envisagez une PME africaine spécialisée dans l’agriculture, habituée à exporter vers l’UE, qui se trouve confrontée à de nouvelles règles sur les emballages visant à exclure tout emballage non recyclable. Elle devra investir dans l’adaptation de ses emballages, probablement passer par une importation d’Europe avec les coûts et les délais de livraison qui en découlent. Or, changer de perspective induit qu’elle se tourne vers l’Afrique, un marché de 1,5 milliard de personnes et un tissu économique demandeur et avec peu de restrictions.

Dirigeons notre regard vers le continent en explorant une approche où, au lieu de nous orienter toujours vers le nord, nous favorisons les échanges au sein du continent.

Comme vous l’avez souligné, le Maroc a réussi à développer l’une des économies les plus dynamiques du continent et désormais, les entreprises marocaines investissent pour s’étendre partout en Afrique. Selon vous, qu’est-ce qui explique ce succès ?

Deux facteurs principaux expliquent ce succès et ce sont la volonté politique et la vision. Il n’y a pas de mystère à cela. Il y a près de 20 ans, il y a eu une volonté politique qui a été déclarée, émanant directement du sommet de l’État. Le Roi a résolument placé le continent en tête des priorités du Royaume. Au cours des premières années du règne du roi Mohamed VI, une série de visites officielles a été entreprise dans divers pays du continent, résultant en la signature de plus de 1000 accords de partenariat en seulement 10 ans. La mise en œuvre rapide de ces accords a été suivie de près, lors de chacune de ses visites sur le continent, le Roi était accompagné par des délégations importantes de chef.fe.s d’entreprises, témoignant de la clarté des idées et des intentions : Une ambition forte de favoriser le développement du Maroc à l’échelle du continent, avec le continent, à travers des initiatives économiques.

Cet exemple confirme que lorsque la volonté politique est présente, soutenue par une conviction profonde et appuyée par les moyens nécessaires à sa mise en œuvre concrète sur le terrain, le succès est à portée de main. Cependant, pour accroître l’efficacité de cette démarche au niveau continental, il est essentiel d’encourager davantage de pays à s’engager dans cette voie de manière adaptée à leurs réalités respectives.

J’aimerais souligner un projet majeur qui, à mon sens, contribuera à changer le visage du continent et dont on ne parle pas assez. Il s’agit du partenariat GAZODUC entre le Maroc et le Nigéria. Ce projet établira une connexion directe entre deux régions de l’Afrique et entre deux pays aux langues et cultures différentes, mais partageant un langage économique commun. Et donc vous imaginez que le passage de ce pipeline à travers chacun des pays concernés, on peut anticiper non seulement un changement, mais véritablement un changement de paradigme. Il s’agit d’une compréhension profonde selon laquelle la collaboration est impérative, et qu’il est tout à fait envisageable de connecter ces divers pays.

Je suis ravie de voir que le Maroc renforce non seulement ses liens avec des pays qui ont une proximité historique, tels que le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Gabon, mais qu’il étend la diversification de ses partenariats à l’échelle du continent africain. Cette démarche vise à rechercher des partenariats multipartites afin de soutenir la vision d’une Afrique intégrée.

Généralement les gens se plaignent que de grands forums comme le vôtre sont des montagnes qui n’accouchent que de souris. Ifrane Forum a-t-elle des ambitions pour dépasser cette étape de simple discussion pour devenir une des plateformes incontournables de réunion des entrepreneurs africains, notamment, peut-être, dans le cadre de la ZLECAF ?

Je vous remercie d’avoir posé cette question. Nous évoquons ici l’évolution d’Ifrane Forum depuis 2016. Si vous réalisez un bref sondage auprès des participant.e.s, vous constaterez probablement qu’au moins 60% reviennent régulièrement. Certain.e.s ont pris part à toutes les éditions, témoignant ainsi de la continuité et l’intérêt qui caractérisent Ifrane Forum. Cette continuité se manifeste dans les idées, la réflexion, mais surtout dans l’action. Ifrane Forum est une rencontre économique pour le secteur privé, ce qui le distingue des forums politiques ou diplomatiques. Notre rôle consiste à créer un espace pour les entrepreneur.e.s et chef.fe.s d’entreprises, des acteurs orientés vers l’action. Nous agissons comme des catalyseurs, estimant que le suivi se réalise de manière organique.

L’élément essentiel favorisant naturellement l’émergence de ces collaborations réside dans notre capacité à rassembler des individus partageant une vision engagée de l’Afrique. Ces personnes ne considèrent pas le continent de manière opportuniste, mais avec un véritable engagement. Elles sont convaincues de son potentiel, ressentent la responsabilité d’agir pour un bénéfice mutuel, et croient en la capacité collective des Africains et Africaines à transformer leur continent et leur destin. Pour nous Ifrane Forum, c’est une source de fierté d’avoir une communauté qui partage ce sentiment d’appartenance et de responsabilité envers le continent.

La particularité d’Ifrane Forum est qu’il offre un espace propice à des échanges approfondis. Les participant.e.s prennent le temps de se connaitre, discuter, tisser des liens et même de décider des étapes suivantes à entreprendre. En général, ces interactions se concrétisent.

In Ecofin

Rédaction
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Média multi-support édité par l’Agence Rhéma Service, cabinet de communication et de stratégie basé à Douala, Business & Finance International regroupe des partenaires internationaux issus du monde des médias, des affaires et de la politique, mus par la volonté de fournir une information vraie, crédible et exploitable pour un investissement sûr en Afrique.

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