(BFI) – Après plusieurs candidatures annoncées, deux Africains restent finalement en lice pour la direction générale de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), face à d’autres candidats d’Europe notamment. Un éventuel leadership africain au sein de cette institution de Bretton Woods qui soulève des questions fondamentales sur le plan stratégique pour l’avenir du continent. La Tribune Afrique les a adressées au Dr Papa Demba Thiam, économiste international, expert en développement industriel intégré et spécialiste de l’intégration économique.
La première partie du processus de désignation du prochain directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a démarré le 8 juin, prend fin ce mercredi 8 juillet, date de bouclage de l’émission des candidatures. D’ici peu, le président du Conseil général de l’OMC, le Néo-zélandais David Walker donnera le coup d’envoi des interviews individuelles des candidats devant les membres du Conseil. Cette fois, les candidatures africaines ont fait parler d’elles comme jamais auparavant, le continent revendiquant son tour à la tête de cette institution onusienne où l’Afrique a, tout au plus, eu le second rôle depuis sa création en 1995. D’ailleurs, l’adjoint du directeur général sortant, le Brésilien Roberto Azevedo est un Nigérian, Yonov Frederick Agah, dont la candidature pour le premier rôle était soutenue par Abuja jusqu’au ce que le pouvoir nigérian rebatte ses cartes en le remplaçant par l’influente Ngozi Okonjo Iweala. Bien qu’ayant reçu le soutien de la CEDEAO, l’ex-ministre nigériane des Finances n’a visiblement pas pu faire l’unanimité à l’Union africaine. Jusqu’ici, l’Egyptien Hamid Mamdouh affirme être le seul candidat africain soutenu par l’UA.
Au-delà de cette course de leaders qui serait historique si elle s’avère concluante pour le continent cependant, de véritables questions se posent autour d’une éventuelle direction générale de l’OMC par l’Afrique, dès lors que le continent est à la croisée des chemins, avec des ambitions de développement économique portées notamment par l’agenda 2063, l’élan ascendant du commerce intra-régional court-circuité par la pandémie de Covid-19 et débouchant sur un report de la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf)…
L’idée selon laquelle ce serait au tour de l’Afrique de diriger l’OMC émerge récemment. Mais au-delà du fait d’avoir un Africain à ce poste, que devrait-on attendre d’un ressortissant du continent aux commandes de cette institution onusienne ?
Il n’est que normal que l’Afrique revendique de diriger une organisation internationale, car le multilatéralisme et la diplomatie font que, selon une règle implicite, les organisations internationales sont dirigées à tour de rôle, par les ressortissants de continents différents. Mais la deuxième partie de votre question est très importante, parce que ce qui compte, ce n’est pas simplement afficher un Africain ou une Africaine à la tête d’une organisation. La question majeure est celle de savoir « pour quoi faire » ? Cela est valable aussi pour un Européen, un Américain ou un Asiatique. Celui ou celle qui est appelé(e) à diriger l’OMC y défendrait quel agenda, avec quelle problématique ? L’Afrique elle-même, s’est-elle définie une problématique ou ce qu’elle peut attendre de l’OMC en fonction de ce qu’elle poursuit comme objectifs, avec sa participation au commerce mondial ? De ce point de vue, on devrait peut-être plutôt parler des Afriques, ses pays ayant des forces et des faiblesses différentes. Notre continent devrait se préparer à tirer le meilleur parti d’une éventuelle direction de l’OMC par un (e) Africain (e) en essayant de réorienter ses programmes vers ce qui pourrait affecter son meilleur devenir ; ce qui pourrait soutenir sa croissance inclusive, son industrialisation, le commerce intra-africain etc. C’est sur ces points que serait naturellement attendu un directeur général africain de l’OMC.
Le commerce mondial qui a pris un gros coup suite à la pandémie, est confronté à une guerre entre les Etats-Unis et la Chine dans laquelle l’OMC a peu d’influence. D’ailleurs, Washington s’est récemment montré très dur envers l’Organisation. A votre avis, est-ce le bon timing pour que l’Afrique en prenne la direction ?
Une chose est certaine : de toutes les organisations internationales issues des accords de Bretton Woods, l’OMC est celle à se retrouver actuellement sur un véritable champ de tirs croisés. En fait, il y aura des tensions commerciales entre tous les blocs. C’est peut-être la surenchère verbale entre les dirigeants chinois et américains qui éclipse le fait qu’en réalité, nous sommes déjà dans une situation de guerre commerciale mondiale larvée. Je m’explique. Avant la destruction massive des économies par la contamination économique globale de la Covid-19, des tentations de retour au protectionnisme étaient déjà manifestes. Certains pays accusaient les Etats-Unis de faire du protectionnisme parce que les Américains ont un président un peu plus tonitruant que les autres. Mais certaines des mesures prises par d’autres pays ressemblaient aussi à du protectionnisme.
Bien avant la survenue de la Covid-19, de plus en plus de pays avaient commencé à poser des actes contraires aux règles et disciplines de l’OMC. Cela s’est accéléré avec la pandémie parce que lorsque plusieurs pays se sont rendu compte de leur vulnérabilité verticale par rapport aux chaines de valeurs globales -le fameux adage qui veut que lorsque la Chine éternue, le reste de la planète s’enrhume-, des pays ont commencé à dire qu’ils allaient relocaliser ou rapatrier des industries stratégiques. Mais le rapatriement des industries stratégiques ne se décrète pas. La seule façon de le décréter indirectement est d’ériger des barrières douanières nouvelles, d’édicter de manière unilatérale, des normes qui ne sont pas consenties ou qui ne sont pas consensuelles. Dès lors qu’un pays s’avance sur ce terrain, il devient protectionniste. Et si tout le monde se met à faire du protectionnisme pour protéger ses industries, une guerre commerciale qui ne dit pas son nom s’installera automatiquement.
Naturellement, la responsabilité du directeur général de l’OMC sera donc au cœur d’une lutte d’influence entre puissances. Par exemple, les Chinois pourraient vouloir que des règles commerciales aillent dans un sens ; les Américains pourraient les vouloir dans un autre sens ; idem pour l’Union Européenne etc. Je ne sais pas dans quelle mesure l’Afrique pourrait le faire… ou même analyser l’impact que tout cela aurait sur la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine [Zlecaf, Ndlr] dans ce contexte-là. Mais celui ou celle qui sera à la tête de l’OMC sera l’objet de toutes sortes de critiques et de toutes sortes de pression. De toutes façons, je ne suis pas sûr que l’OMC soit vraiment une institution dans laquelle un directeur ou une directrice pourrait vraiment donner des orientations à l’organisation du commerce mondial. Le bureau de l’OMC à Genève est de fait, le « secrétariat » d’une organisation où les grands patrons sont les chefs d’Etat. Ce « secrétariat » ne fait donc que mettre en œuvre des décisions prises par la conférence des chefs d’Etat ou des ministres du commerce. Il ne faut donc pas voir dans la direction de l’OMC une capacité à changer la manière dont fonctionne le commerce international.
La grande question est plutôt de savoir comment l’Afrique pourrait porter son agenda de commerce international et de commerce intra-africain, d’industrialisation et de développement de nouvelles chaines de valeurs continentales, sur la table des négociations de l’OMC ; de manière à ce que les disciplines et règles de l’OMC ne soient pas de nature à contraindre la nécessité pour l’Afrique de s’industrialiser, en transformant ses ressources, en accédant à la technologie et en développant de nouveaux pôles de croissance par des projets structurants. C’est là que le débat devrait d’abord se poser et se nourrir déjà, au niveau des Africains. Malheureusement, je ne sens pas du tout -à moins que je sois très mal informé- des discussions aller actuellement dans cette direction.
Justement l’Afrique c’est 54 pays des plus riches au monde en termes de ressources naturelles, une population de 1,3 milliard d’habitants qui atteindra pratiquement le double d’ici 2050. Comment le leadership africain à l’OMC peut-il aider le continent à développer son commerce intra-régional, une de ses priorités affichées actuellement et qui passe notamment par l’industrialisation ?
Il faut d’abord noter une chose : le commerce intra-régional ou la participation au développement de chaines de valeurs régionales ne se décrète pas. Il faudrait plutôt créer des opportunités pour que tout cela arrive. Développer le commerce intra-africain dans le cadre de l’intégration économique régionale en Afrique, c’est d’abord intégrer des fonctions. La notion d’intégration relève d’un concept mathématique dont l’objectif est de montrer jusqu’où on peut étendre dans l’espace, l’application d’une fonction. Dans le cas d’espèce, la fonction de commerce dont il est question ici, doit être déployée au maximum dans l’espace économique africain. Pour cela, il faut que les opérateurs aient des raisons de commercer. Ceux qui produisent doivent être capables de répondre aux besoins de leurs marchés-cibles, à des niveaux de qualité et de prix qui soient conformes aux attentes de ces marchés.
Penser l’intégration de la fonction commerciale dans le cadre de l’intégration économique et régionale, implique donc que l’Afrique change sa propre vision de l’intégration économique qui date des années 1970, où prévalaient la théorie des unions douanières de Jacob Viner et d’autres théories d’intégration économique discriminatoire. Entre-temps, les Africains ont signé des accords commerciaux qui ont rendu cette vision initiale de l’intégration économique totalement désuète. C’est la raison pour laquelle, après les convention et accords de Yaoundé, Lomé et Cotonou, l’Union européenne a été obligée d’aller vers des Accords de Partenariats Economiques, ne pouvant plus accorder des préférences douanières et tarifaires à l’Afrique, au moment où les Africains signaient les accords de l’OMC qui rendaient caduques, leurs arrangements avec l’UE.
Ce qu’il fallait faire à ce moment-là et qu’il faut encore faire maintenant, c’est de penser à l’intégration économique en Afrique, comme une manière de distribuer des potentiels de croissance économique inclusive qui sont intégrés et complémentaires au sein d’espaces économiques homogènes. Parce que travailler sur des potentiels économiques intégrés et complémentaires ne créerait pas de la concurrence, mais de la complémentarité. Avec de la complémentarité au niveau d’espaces économiques compétitifs, on peut laisser les frontières ouvertes et même supprimer les barrières douanières. Par exemple, les gens ne quitteraient pas le Congo pour envahir le Gabon parce qu’ils auraient aussi du potentiel de croissance économique activé chez eux. Les opérateurs économiques pourraient alors investir et échanger des biens et services dans le cadre de partenariats stratégiques sur des chaines de valeur, soutenus par des stratégies fondées sur la transformation des avantages comparatifs en avantages compétitifs. C’est en cela que l’Union africaine, la commission économique pour l’Afrique, les secrétariats des communautés économiques régionales, les gouvernements africains, devraient tous changer de paradigme -c’est-à-dire leur modèle de pensée- s’ils veulent travailler plus sérieusement et accompagner un leadership africain fort à l’OMC, cette fois-ci et dans l’avenir.
Je conclurais en disant qu’un leadership africain à l’OMC devrait au moins commencer à aider à installer dans les pays du continent, des infrastructures intégrées pour la promotion de la qualité, la normalisation, la métrologie et les essais, afin de leur permettre de permettre de produire de la qualité qui peut aussi faire l’objet de traçabilité. Ce type d’infrastructures ne serait d’ailleurs que la première composante de plateformes de compétitivité intégrés permettant l’accès aux facteurs de production à des couts supportables, pour mieux faire face à la concurrence internationale.
Dans un contexte de crise économique mondiale dont l’horizon de résolution relève encore de l’incertain, quelles pistes s’offrent à l’Afrique désormais pour devenir une vraie puissance commerciale internationale ?
Théoriquement, objectivement et politiquement, les 54 pays africains sont souverains. Leurs dirigeants ont donc la responsabilité fondamentale de définir des politiques dans l’intérêt de leurs peuples et de réunir les moyens pour mettre ces politiques en œuvre. Donc, quel que soit la personne qui est la tête de l’OMC, comme je l’ai dit plus haut, les négociations se feront sur des agendas. L’Afrique doit être capable d’avoir des stratégies régionales parce que l’Afrique n’est pas univoque, elle n’est pas uniforme. Elle a des différences qui sont fondées sur l’homogénéité et/ou l’hétérogénéité de ses espaces économiques. Il faudrait donc arriver à définir des politiques communes par espace économique homogène, c’est à dire, des espaces régis par certaines continuités en matière d’opportunités économiques, mais aussi par certaines discontinuités en termes de contraintes et de risques. Ensuite, il faudrait déterminer les types de politiques à mettre en place pour créer des plateformes de compétitivité qui permettent d’augmenter la visibilité des opportunités économiques et de mettre leur transformation à portée de réalisation par des investissements privés combinés à l’action publique appropriée. Parce que les opportunités économiques potentielles sont très abondantes en Afrique, étant basées sur des ressources que recèlent son sol, son sous-sol, ses océans, ses cours d’eau, etc. C’est sur cette base que les Africains devraient pouvoir se réunir et s’accorder pour concevoir et lancer des processus d’industrialisation donc, de la production de masse, pour la participation de leurs populations à plus de circuits économiques intégrés et résilients.
Donc, si on veut faire de la production de masse, créer le maximum d’emplois, distribuer le maximum de revenus, créer le maximum de pouvoir d’achat -tous ces facteurs étant clés pour la construction d’économies de marchés émergents-, il faut un certain nombre de politiques pertinentes, cohérentes et congruentes tant en matière d’infrastructures physiques orientées par des externalités préconçues, de formation et d’aménagement du territoire, que d’infrastructures institutionnelles, le tout conçu et livré de manière systémique. C’est dans cet esprit que les Africains devraient pouvoir déterminer les types de programmes qu’ils pourraient réaliser pour enfin mieux utiliser leurs avantages comparatifs. Alors, si certaines contraintes à ce genre de programmes devaient être liées à la nature des règles et disciplines de l’OMC, l’Afrique pourrait donc s’armer d’arguments intelligibles et motivants, pour défendre ses causes, voire renégocier des politiques et règles de l’OMC dans l’intérêt de son développement économique et social bien compris de ses peuples. Car, il faut dire que déjà dans le cadre du GATT [General Agreement on Tariffs and Trade, Ndlr] qui est devenu l’OMC avec l’acte final du cycle d’Uruguay et les accords de Marrakech, les Africains n’avaient fait que subir les agendas des autres. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut une meilleure participation de l’Afrique à l’économie mondiale globalisée. Donc les attitudes des dirigeants africains doivent rapidement changer.
Vous parlez d’économie mondiale globalisée. Alors que la pandémie a chamboulé les chaines de valeurs à travers le monde, quel rôle pourrait jouer l’Afrique dans le nouvel ordre commercial mondial qui va se mettre en place ?
Je ne sais pas s’il s’agit de rôle comme dans le cas un orchestre philharmonique. Mais il y a certainement des intérêts convergents, certes, souvent mal compris. Mais il y a même des pays de l’hémisphère nord qui ont parfaitement compris leur intérêt à voir l’Afrique mieux se porter. Par exemple, quand vous prenez un pays comme la Suisse, c’est un pays qui respecte l’Afrique et qui avait même mis en place un programme pour soutenir le développement de l’Afrique, avec l’importation de produits manufacturés depuis l’Afrique, pour venir concurrencer des produits suisses sur leur marché national. C’est donc le fait de dirigeants qui ont compris la nécessité d’un partenariat gagnant-gagnant avec l’Afrique. C’est d’ailleurs là-dessus que je fonde aujourd’hui l’espoir de développer des partenariats stratégiques sur les chaines de valeur entre la Suisse et Afrique.
L’Afrique est le continent qui est le plus riche au m2 en richesse potentielle, mais dont les populations sont les plus pauvres au Km2. Il est donc fondamental pour tout pays, de tenir le destin de cette partie de l’humanité bien en compte dans sa politique, si on veut de la stabilité sur le plan international. Dans le nouvel ordre commercial mondial en gestation, l’Afrique pourrait alors jouer un rôle de contrepoids, d’aiguillage et d’orientation, dans le sens de ses intérêts bien compris, tout en n’oubliant pas qu’elle fait partie d’un monde fini, où les destins de tous les peuples sont aussi liés par l’accès équitable aux ressources de notre planète.