(BFI) – Pour l’ex-président du Next Einstein Forum, c’est sur l’innovation que l’Afrique va désormais jouer sa crédibilité. Le Covid-19 a d’ailleurs révélé son importance.
Sauvé des rues par sa grand-mère, Thierry Zomahoun ne se lasse pas d’expliquer la valeur de l’éducation et d’une recherche scientifique inclusive pour l’Afrique. Fondateur et président de 2013 à 2020 du Next Einstein Forum, le premier forum mondial pour la science et la technologie à se tenir sur le sol africain (à Dakar, en mars 2016) avec comme objectif de faire de l’Afrique un centre mondial pour le discours scientifique, Thierry Zomahoun a rejoint en 2011 l’African Institute for Mathematical Sciences (AIMS), un institut d’enseignement supérieur et de recherche crée en septembre 2003 à Muizenberg, en Afrique du Sud, autour d’un réseau associé d’instituts liés au Sénégal, au Ghana, au Cameroun, en Tanzanie et au Rwanda. Concrètement, l’AIMS recrute les étudiants les plus brillants en mathématiques et en sciences en Afrique et leur donne la possibilité d’étudier avec des professeurs d’universités internationales et ce, sans frais de scolarité. D’abord expérimenté en Afrique du Sud, c’est à Thierry Zomahoun qu’a échu la mission de dupliquer le modèle dans d’autres pays africains à travers un plan d’expansion baptisé Next Einstein Initiative. Pendant sa présidence de cet institut, Thierry Zomahoun a donc développé et étendu un réseau de campus pour les bourses d’études supérieures et la recherche en sciences mathématiques. Sur cela et sur le regard qu’il pose sur le rapport que l’Afrique doit avoir à les sciences et l’innovation, il s’est confié au Point Afrique.
Pourquoi est-il important aujourd’hui que l’Afrique se tourne vers l’innovation ?
L’Afrique n’a pas le choix. Au XXIe siècle, les nations et les pays seront jugés, non pas par rapport à leurs richesses naturelles ou à leurs ressources dans le sous-sol, mais à leur capacité d’innovation. D’ores et déjà, on dit que tel pays est pauvre sur le plan de l’innovation et que tel autre pays est riche sur ce même plan. L’Afrique a besoin d’innovations pour trois raisons :
- d’abord, parce qu’il ne sera plus possible d’être une entité géopolitique majeure sans avoir investi dans l’innovation ;
- ensuite, parce que la seule et véritable innovation est l’innovation scientifique ;
- enfin, parce que l’innovation est l’unique voie pour se sortir de la pauvreté.
Aujourd’hui que nous sommes confrontés aux enjeux du changement climatique et à la crise de la biodiversité, on ne peut pas continuer à faire l’agriculture comme on le faisait il y a cent cinquante ans. Désormais, on parle d’agriculture de précision qui prend en compte la mesure exacte de quantité d’eau qu’il faut pour une culture maraîchère, par exemple. L’innovation permet d’accroître la productivité et l’efficience. Nous pensons que l’Afrique dispose de tout ce qu’il faut pour innover et que, plus que jamais, c’est le moment.
Comment construire cette démarche d’innovation et permettre aux jeunes générations de s’en emparer ?
Il faut d’abord investir dans le capital humain. L’Afrique est le plus jeune continent de la planète. Dans deux générations, 40 % des jeunes dans le monde seront des Africains. C’est une ressource démographique extraordinaire sur laquelle nous nous devons d’investir au niveau de la formation et de la recherche pour mener à bien la transformation du continent. Quand vous avez une ressource humaine bien formée, une main-d’œuvre qualifiée, de bons chercheurs et des techniciens de qualité, vous avez la base pour développer une stratégie d’innovation. Ainsi, l’Afrique pourra utiliser l’innovation comme moteur de développement. Le deuxième niveau auquel il faut être attentif est celui des infrastructures de base : les routes, l’électricité, l’infrastructure numérique, la connexion Internet, etc. Aujourd’hui, nous tournons autour de 26 à 27 % de taux de connectivité sur le continent alors que, dans les économies avancées, on en est à 67 %, voire 70 %.
En matière scientifique, où en est aujourd’hui la coopération entre les Africains ? L’intégration scientifique africaine est-elle en route ?
La coopération et l’intégration scientifique sont à une étape embryonnaire. Aujourd’hui, la balkanisation de nos pays est un frein à l’émergence d’un pôle scientifique et technologique africain d’importance. Plus que jamais, le mot « collaboration » fait sens. En Afrique, elle peut être mise en œuvre à l’intérieur d’une même région ou entre plusieurs régions.
Où en est-on aujourd’hui ?
Alors que certains pays dans le monde investissent jusqu’à 30 à 50 dollars sur 100 dépensés dans la recherche et le développement, aucun pays africain n’y investit pas même un dollar. Comment transformer de manière efficiente, par exemple, un système de santé avec si peu ? Au Next Einstein Forum, nous attirons l’attention des décideurs politiques sur l’importance des sciences, de la technologie et surtout de l’innovation scientifique. Prenons un exemple, celui de l’invention du transistor en 1947. Ce système nous permet aujourd’hui d’avoir la téléphonie mobile, les ordinateurs, l’imagerie médicale. Ceux qui ont inventé le transistor, John Bardeen, William Shockley et Walter Houser Brattain, ne s’imaginaient pas du tout que le transistor allait révolutionner nos vies au XXe et même au XXIe siècle. C’est d’innovations comme celle-là qui ont donné naissance à la Silicon Valley dont nous parlons.
Nous disons que l’Afrique peut utiliser l’innovation comme moteur de développement à condition qu’elle accroisse les investissements pour développer le capital humain, la formation scientifique des jeunes en sciences technologiques, en ingénierie et en mathématique, l’investissement dans la recherche-développement et dans la mise en place des infrastructures de base. Elle doit aussi développer les écosystèmes pour permettre aux jeunes Africains qui innovent et créent, à Dakar, Nairobi ou Lagos, d’avoir accès à des mécanismes et des instruments de financement innovants.
Dans quelle langue faire entrer les jeunes Africains dans la connaissance scientifique tout en maintenant vive chez eux la préoccupation de leur environnement premier ?
La question que vous posez nous interpelle à plus d’un titre. La dynamique du savoir, de la connaissance et de la transmission se déroule dans un cadre culturel bien donné. On ne peut pas faire de l’innovation en Afrique comme on le fait en Californie. Nous avons des repères et des valeurs culturelles dans lesquelles s’inscrivent ces innovations.
Il est aussi important de dire que l’on parle d’innovation en Afrique alors que l’Afrique est le berceau de l’innovation. Chaque jour, vous enregistrez dans chaque point du continent, des innovations sociales. Oui, car l’innovation, ce n’est pas que dans la technologie, les machines et les systèmes. On peut innover à partir de valeurs culturelles endogènes. Prenez l’exemple de la pharmacopée. Ses spécialistes peuvent tout vous dire sur les vertus de certaines plantes. La colonisation est passée par là et les industries pharmaceutiques ont minimisé, voire diabolisé ce savoir traditionnel dont on mesure aujourd’hui l’importance. La question qui est posée maintenant est de savoir comment on valorise les innovations endogènes propres au continent africain au même titre que les innovations conçues ailleurs.
Au Next Einstein Forum, nous sommes en train de créer des écosystèmes de sciences et de savoirs. Nous en avons actuellement six, notamment au Sénégal, en Afrique du Sud, au Cameroun, au Rwanda, en Tanzanie et au Ghana. Dans ces écosystèmes, il n’y a pas seulement des formations en vue de délivrer des diplômes. Il s’agit de permettre aux jeunes Africains qui ont quelque chose à faire valoir, qui ont une idée avec une dimension transformatrice, de pouvoir interagir avec leurs pairs, que ce soit en médecine, en épidémiologie, en physique, ou toute autre matière, pour pouvoir croiser les avancées et les résultats de leurs recherches.
Prenez l’exemple d’un pays comme le Kenya. Observez combien de jeunes ont dû abandonner l’école pour n’avoir pas pu se payer leurs études. Imaginez un jeune de 15 ans qui a dû arrêter ses études, mais qui a pu fabriquer un robot pour les tâches ménagères. Vous n’allez pas demander à ce jeune d’aller faire une maîtrise ou un doctorat à Harvard avant qu’on ne puisse utiliser son robot. Tout ça pour dire qu’il faut mettre en place des écosystèmes qui permettent à ce jeune d’interagir avec un autre jeune Africain qui, lui, a pu faire l’École des mines ou Polytechnique, les deux pouvant mettre en commun leur créativité et leurs connaissances. Je dois préciser que le concept d’écosystème est très important parce que les universités n’offrent pas cet environnement qui invente la passerelle par laquelle le jeune autodidacte pourra évoluer et développer son concept.
Les universités telles qu’elles ont été construites aujourd’hui ne favorisent pas l’innovation. Elles sont faites pour transmettre une connaissance livresque, or il faut autre chose pour faire éclore la capacité d’innovation et de créativité des jeunes apprenants.
Les Africains n’ont pas d’idée positive d’eux par rapport à la science. Cela est-il en train de changer ?
Nous sommes exactement dans cette dynamique visant à changer le regard que l’extérieur porte sur le continent africain. Dans les années 1980 et 1990, quand vous regardiez les plans de développement de nos pays, il n’y avait pas les mots « sciences » et « technologie ». Par contre, vous y trouviez « hydraulique villageoise, microfinance… ». Question : a-t-on déjà vu un pays se transformer réellement à partir de la microfinance ? Tout au plus, peut-il sortir de l’extrême pauvreté.
Remettons tout ça dans un contexte historique. À partir du XVIIe siècle, une succession d’événements a conduit à déconnecter l’Afrique de la science. L’esclavage a dépeuplé le continent africain, la servitude a fait disparaître ses grands royaumes, la colonisation l’a achevé.
C’est pour cela que nous voulons changer le discours qui vise à associer l’Afrique au sport, à la danse et à la musique. L’Afrique est le berceau de l’humanité et aussi celui de la science. C’est en Afrique que les mathématiques ont été créées, la Grèce n’a pas créé les mathématiques. Il faut montrer que l’Afrique a été la source de l’innovation scientifique mondiale. C’est en Afrique que pour la première fois l’humain a appris à domestiquer le feu. Tout ce qui a conduit à Pythagore, aux inventeurs, aux grands scientifiques a l’Afrique comme origine.
Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de changer ce regard par des relations publiques. Il s’agit de le changer par des programmes concrets. C’est ce que l’AIMS et le Next Einstein Forum sont en train de faire en positionnant l’Afrique au rendez-vous des nouvelles technologies, c’est-à-dire les technologies quantiques et l’intelligence artificielle. Le Next Einstein Forum reçoit entre 2 000 à 4 000 personnes tous les deux ans : des scientifiques du monde entier, des jeunes Africains de moins de 42 ans qui allient inventions et découvertes. Notre ambition est que ce grand rendez-vous des sciences fasse du continent africain le carrefour mondial des sciences au XXIe siècle.
Au-delà de toute cette réflexion qu’avez-vous concrètement mis en place pour que l’Afrique reprenne le fil de la science et de l’innovation ?
Depuis maintenant près de 20 ans que nous avons commencé, nous avons pris un certain nombre d’initiatives. Celles-ci s’intègrent dans un ensemble que nous appelons « Écosystème d’innovations et de savoirs ». Nous nous sommes attelés à essayer de former des scientifiques dans les mathématiques, mais aussi dans des disciplines ayant aussi un caractère mathématique. Je pense à l’économie, à la chimie, à la physique et aux sciences informatiques, entre autres. Notre objectif est d’atteindre une masse critique d’Africains dans ces domaines, des Africains avec des diplômes de master ou des doctorats. Il y a aussi que nous mettons en œuvre des initiatives dans la recherche en sciences et technologie quantique, en intelligence artificielle et dans des thématiques de développement qui intéressent particulièrement l’Afrique. Ainsi de la biodiversité, du changement climatique, de la santé publique et de l’épidémiologie, par exemple.
Quelle est l’utilité de cette démarche ? Pour la comprendre, il n’y a qu’à voir ce qui se passe avec les maladies tropicales. Beaucoup d’entre elles sont négligées par la recherche des pays occidentaux plus concernés et concentrés sur la gérontologie. Il est donc nécessaire que les chercheurs travaillent sur ces maladies. Sur un autre volet, dans des pays comme le Rwanda, le Cameroun et l’Afrique du Sud, nous formons des milliers d’enseignants en sciences et sommes en train de révolutionner la pédagogie d’enseignement des sciences mathématiques et des sciences. C’est un programme qui touche des dizaines de milliers d’écoliers et d’élèves à travers le continent africain. C’est important de le souligner.
D’autre part, nous voulons que les jeunes, qui ne passent pas par les centres d’excellences, ceux qui ne veulent pas aller dans la recherche et dans les labos au profit du monde de l’entreprise, créent leur propres entreprises ou soient en capacité de le faire. Notre objectif, sur les 10 prochaines années, est de former 100 000 jeunes Africains à résoudre des problèmes par leur génie créatif, à aller travailler en entreprise, à en créer aussi. Nous voulons aussi mettre en place un fonds d’innovation pour pouvoir accompagner le développement de ces jeunes et celui de leurs start-up.
Voilà, de façon concrète ce que nous sommes en train de mettre en place. Et pendant que nous faisons tout cela, nous utilisons le Forum de Next Einstein comme plateforme pour rendre ces jeunes visibles des journalistes et autres communicants qui pourront parler d’eux plutôt que de toujours parler de corruption et de pauvreté en Afrique.
Qu’est-ce qu’il faudrait faire aujourd’hui au niveau média pour justement vous accompagner ?
D’abord un constat : on ne peut pas faire ce travail de changement de perspectives sur les contributions majeures du continent africain à la science et à l’humanité sans les médias, sans la communication. Ensuite, les médias ont besoin de substance. L’Afrique peut leur en donner avec des faits concrets, les projets et les programmes mis en place et qui ont un impact concret.
Autre point : en se saisissant de l’intelligence artificielle, l’Afrique se met en position de se transformer et de faire avancer son économie. Pour bien en comprendre la portée, il faut bien intégrer que cette technologie va avoir un impact aussi retentissant que la domestication du feu et la découverte de l’électricité. Prenons l’exemple d’un pays comme le Rwanda. Nous constatons combien les investissements de ce pays dans les nouvelles technologies de la communication ont fait grimper sa richesse nationale, son produit intérieur brut. Deuxième chose : il faut que la collaboration entre les médias et les institutions scientifiques comme les nôtres s’inscrive dans un agenda scientifique stratégique.
Si vous aviez quelque chose à dire aux autorités des différents pays africains qu’est-ce que vous leur diriez ?
Il est de la responsabilité des dirigeants et des décideurs politiques du continent africain de créer l’environnement favorable à l’innovation, car l’innovation ne se décrète pas, elle se prépare. Il faut qu’ils accroissent l’investissement dans la recherche scientifique et dans les technologies s’ils ne veulent pas rater le rendez-vous du XXIe siècle et être dans une situation de recolonisation numérique dont les conséquences seront pires que l’esclavage et la colonisation rassemblés. Pour ce faire, il y a une législation à mettre en place, un cadre réglementaire à définir, des écosystèmes à mettre en place pour faciliter l’éclosion de talents africains dans le domaine de l’innovation. Les parents aussi ont un rôle à jouer. Ils doivent accompagner les enfants dans leur épanouissement physique et psychologique. En plus clair, les enfants doivent pouvoir étudier sans contrainte sociale qui pèse sur eux. Cela me conduit à dire mon rêve que l’Afrique devienne une entité géopolitique majeure et respectée. Pour moi, l’Afrique va jouer sa crédibilité sur la scène internationale par sa place dans les sciences.