(BFI) – L’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (2005-2013) revient, pour La Tribune Afrique, sur la croissance économique du continent africain aux prises avec le défi démographique et la Covid-19, et sur l’opérationnalisation de la zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) en passe de transformer, en profondeur, les échanges entre l’Afrique et le reste du monde…
A l’instar de nombreux observateurs africains, considérez-vous que les règles du commerce mondial aient maintenu l’Afrique dans une position marginale ?
La part de l’Afrique dans l’économie mondiale est faible et celle du commerce intra-africain l’est encore davantage. La faible part du continent africain dans le commerce international n’est pas d’abord la conséquence des règles du commerce mondial, mais celle d’un certain nombre d’éléments comme la partition coloniale de l’Afrique en une cinquantaine de pays, ou la taille relativement réduite, des économies africaines. Les économies africaines ont un accès facilité aux économies des pays plus développés. Dans le cadre européen par exemple, les pays les moins avancés peuvent exporter sans aucune restriction quantitative, ni droit de douane, sur les marchés européens.
Quel regard portez-vous sur les subventions agricoles longtemps accordées aux pays développés, au détriment des agriculteurs des pays du Sud ?
Suite aux négociations réalisées avec succès au sein de l’OMC, aujourd’hui il n’y a plus de subvention à l’exportation en matière agricole. Par ailleurs, si les pays africains ont accepté d’importer des denrées extérieures moins coûteuses que leurs productions domestiques, c’est le résultat de leurs propres décisions. Le régime commercial à l’OMC autorise les pays africains à instaurer des droits de douane sur le poulet, sur le riz, etc. S’ils ne l’ont pas fait, ils ont sans doute considéré que leur population demandait des denrées alimentaires à bas prix. Or, force est de constater que dans de nombreux cas aujourd’hui, l’alimentation à bas prix est synonyme d’importation. Dans certains cas, il subsiste aussi encore des traces de colonialisme, par exemple ce que l’on a appelé l’escalade tarifaire, avec des droits de douane plus élevés sur les produits transformés comme le chocolat, que sur la matière première.
Qu’attendez-vous de la zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) ?
C’est un tournant considérable, car elle va permettre de faire évoluer progressivement certains marchés africains à l’échelle mondiale. Les pays africains avec des marchés de 15 ou 30 millions d’habitants ne correspondent pas à l’unité de base des marchés de consommation actuels, compris entre 100 et 200 millions de consommateurs. Il faut maintenant que la mise en œuvre de la Zlecaf suive et cela prendra du temps. Les Etats perdront des recettes douanières assez copieuses qu’il faudra remplacer par des impôts sur la consommation, ce qui ne va pas de soi. Des phénomènes de spécialisation verront le jour progressivement. Ces mécanismes « Ricardo-Schumpetériens » sont très efficaces, mais souvent douloureux dans leur application, car ouvrir les échanges augmentera la concurrence.
La Zlecaf est la meilleure manière de sortir de ce que le colonialisme a légué de pire à l’Afrique : un kaléidoscope de pays. Le pire héritage colonial, ce sont les frontières ! C’est d’ailleurs un paradoxe historique que la décolonisation politique se soit faite au nom de ces frontières et avec ces frontières, et que la décolonisation économique passe par leur effacement. Nous avons inculqué le nationalisme politique et économique à ce continent et il faut en sortir pour entrer dans la globalisation. A terme, la véritable intégration économique et commerciale devra passer par la suppression des frontières.
Le président Buhari menaçait en juin 2020, de démettre la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest en cas d’adoption de l’ECO. Quel regard portez-vous sur l’ECO et la fin programmée du Franc CFA dans l’Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA), compte tenu de la défiance du Nigéria qui représente près de 60% du PIB de la CEDEAO ?
Qui dit marché commun et échanges ouverts, dit, à terme, monnaie commune. Il n’est pas possible d’intégrer des économies et de créer un terrain qui soit le même pour tous dans la concurrence, tout en laissant la place à des variations de taux de change, à des dévaluations compétitives. Le Nigéria est tellement plus gros que ses voisins, qu’il n’a jamais joué vraiment le jeu de l’intégration régionale jusqu’ici, un peu comme le Brésil dans le Mercosur. Pourtant, s’inscrire dans cet ensemble continental en faisant les concessions nécessaires permettrait au Nigéria de s’inscrire dans une position de leadership de longue durée.
Vous êtes président du Forum de Paris sur la Paix depuis 2019, qui porte sur les questions de gouvernance mondiale. A l’heure où la Covid-19 a fragilisé le multilatéralisme, quelle est la tendance observée depuis l’arrivée de Joe Biden à Washington ?
Avec Joe Biden, ça ne changera pas le positionnement « America First », mais nous reviendrons à une coopération multilatérale normalisée avec les Etats-Unis. S’agissant du Forum de Paris sur la Paix, il est né en 2018 alors que le président Macron célébrait le 100ème anniversaire de l’Armistice de la Première Guerre mondiale. Il repose sur l’idée du polylatéralisme pour remédier à l’essoufflement du multilatéralisme qui correspond au monde westphalien structuré autour d’Etats souverains. Le polylatéralisme représente une coopération entre des acteurs autres que les Etats et inclut des ONG, des entreprises, des villes, de grandes institutions académiques notamment, qui sont devenues des acteurs dont le potentiel d’impact et d’influence sont souvent plus important que ceux des Etats. Le Forum de Paris associe donc ces acteurs aux grandes questions du monde que sont la sécurité, les technologies, le développement, le climat, et les met en relation via notre plateforme dédiée.
Cette année, nous avons rassemblé près de 500 projets dans le monde. Une centaine d’entre eux seront sélectionnés et présentés à l’occasion de notre événement de novembre. Dix projets feront l’objet d’une incubation. Cette année, notre édition « Mind the Gaps » sera « phygitale ». L’idée est de réduire les fractures dues à la pandémie, qui s’avèrent plus graves que prévu. Actuellement, l’apartheid vaccinal est le facteur d’aggravation principal de l’impact de la crise sur les plans sanitaires, économiques et sociaux, donc probablement politiques dans les pays en développement
« L’apartheid vaccinal » est-il l’une des conclusions du dernier Forum Mo Ibrahim -dont vous êtes également membre-, qui s’était fixé pour objectif de mesurer les impacts de la Covid-19 sur le continent ?
Le variant delta est en train de contaminer l’Afrique à toute vitesse. Depuis longtemps, les analyses de la Fondation ont mis en garde contre la sous-estimation de l’impact sanitaire de la pandémie sur le continent africain, notamment en raison d’un taux de vaccination beaucoup trop faible. Nous avons en outre, souligné l’impact économique et social ravageur de cette crise, qui met en exergue la fragilité intrinsèque du modèle de croissance économique africain, encore trop beaucoup trop dépendant de l’extérieur. Si, à cette occasion, ce modèle n’est pas profondément révisé, les États africains sortiront fortement affaiblis de cette crise.
Que pensez-vous de Covax, l’initiative de l’Union européenne (UE) qui a décidé de distribuer le vaccin indien Covishield, dans les pays en développement et notamment en Afrique, alors qu’il n’était pas homologué en UE ? (Entretien réalisé avant la reconnaissance du vaccin par la France).
Il appartient à chaque pays de décider souverainement des vaccins considérés comme sûrs pour garantir l’immunité contre la Covid-19. Covax est la seule initiative internationale sérieuse, lancée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’UE, et qui fournit soit du financement, soit des doses de vaccins. Mais la vérité, c’est que ce plan n’est pas encore à la mesure de la menace du virus. Un quart de la population mondiale a reçu une dose aujourd’hui, et la moitié de ce quart a reçu les 2 doses. Nous sommes bien dans une situation d’apartheid vaccinal, qui diffère la reprise économique dans les pays en développement et de fait, dans les pays développés.
Etes-vous pour une levée des brevets sur les vaccins contre la Covid-19 ?
Ce ne sont pas les règles de la propriété intellectuelle sur les brevets qui sont aujourd’hui un obstacle à la fabrication du vaccin, car le goulot d’étranglement se situe au niveau des capacités de production. Il existe en matière de commerce international, des licences qui permettent de lever la propriété intellectuelle, si nécessaire. Par ailleurs, quelques milliards de doses sont en surnombre dans les mains de pays développés qu’il faut redistribuer. En Afrique se pose la question de la production de vaccin, mais aussi celle de la conservation et de la distribution qui ne sont pas toujours simples.
Que pensez-vous des routes de la Soie chinoises qui se structurent à marche forcée sur le continent africain ?
Il y a des aspects positifs et négatifs, d’une part un apport considérable dans la construction des grandes infrastructures du continent et d’autre part, le risque de surendettement et de dépendance qui lui est associé. L’Europe aurait dû elle-même, inventer un programme de financement d’infrastructures africaines depuis longtemps.
La France réoriente sa relation avec l’Afrique, en s’appuyant de plus en plus sur une approche européenne. Vous avez déclaré que « l’avenir de l’Europe passerait par l’Afrique ». En quoi celui de l’Afrique passerait-il pour l’UE ?
L’avenir européen passera par un partenariat stable et solide avec l’Afrique. La réciproque n’est pas vraie, car les pays africains ont le choix d’autres partenaires, les Indiens, les Chinois ou les Américains par exemple. Il faut sortir de l’approche d’aide au développement européenne qui a longtemps consisté à apprendre aux Africains à faire comme nous. Un vrai partenariat repose sur le principe que nous partageons les mêmes défis globaux en termes d’unification, de sécurité, de transition technologique, de démographie, d’environnement et que nous cherchons ensemble les bonnes solutions. Plusieurs raisons nous poussent à agir avec l’Afrique, à commencer par nos proximités géographiques, historiques et culturelles. L’avenir passera par un partenariat « de continent à continent » et c’est une révolution copernicienne.
Quel est selon-vous le principal défi de l’Afrique pour relever le défi de son émergence économique ?
La principale question est de savoir qui gagnera la course entre la démographie et la croissance économique. Ensuite, les conditions du succès de l’économie africaine reposent sur les financements et sur la réduction de la prime de risque que demandent les financeurs, aujourd’hui trop élevée. L’Afrique dispose de nombreux atouts comme le dynamisme et l’inventivité de ses entrepreneurs, qui parviennent à surmonter, ce qui est souvent un exploit, les déficiences des infrastructures ou de la gouvernance sur laquelle nous travaillons à la Fondation Mo Ibrahim.