(BFI) – Selon une étude interne revue et corrigée, environ 5 % des fonds versés aux pays bénéficiant de ses aides disparaissent dans des paradis fiscaux.
Voici la raison pour laquelle la Banque mondiale est dans l’embarras le plus total depuis plusieurs jours. Elle tient en un mot : « #papergate » ou le « scandale de la publication ». En effet, l’institution financière chargée de l’aide au développement dans les pays pauvres a tenté de censurer une publication produite en interne par deux économistes scandinaves et un agent de la Banque mondiale et dont les conclusions sont très gênantes. Le document qui a d’abord été publié sur le blog de l’un des deux chercheurs et finalement rendu public mardi 18 février tente pourtant de répondre à une question toute simple : les élites accaparent-elles l’aide au développement ?
Ce que révèle l’étude
C’est la réponse des experts qui a déclenché un scandale. La publication remet directement en cause l’efficacité de l’action de la Banque mondiale. En résumé : les versements d’aide au développement de l’institution financière internationale nourrissent en partie la corruption dans plusieurs pays pauvres. « Ces versements d’aide vers les pays les plus dépendants coïncident avec une augmentation importante de transferts vers des centres financiers offshore connus pour leur opacité fiscale », comme la Suisse, le Luxembourg, les îles Caïmans et Singapour, expliquent les auteurs de l’étude. Rien de nouveau sous le soleil, sauf que « jusqu’ici, il existait peu de preuves systématiques du détournement de l’aide », expliquent ces auteurs pour la plupart issus du monde académique.
La méthodologie
Pour parvenir à de telles conclusions, ils se sont concentrés sur 22 des pays les plus pauvres principalement en Afrique. Ils ont procédé en comparant les chiffres de la Banque mondiale avec ceux des versements à l’étranger compilés par la Banque des règlements internationaux (BRI), une organisation internationale qui agit au service de banques centrales et d’autres autorités financières. C’est la banque centrale des banques centrales en somme et elle est basée à Bâle, en Suisse.
Pic des transferts d’argent vers les paradis fiscaux
Pour en revenir aux résultats, le « taux de fuite » moyen est estimé à environ 7,5 % de l’aide, estiment ces experts. Une part qui grimpe à 15 % pour les 7 pays les plus aidés quand l’aide de la Banque mondiale représente au moins 3 % du produit intérieur brut parmi eux : l’Ouganda, l’Érythrée, la Sierra Leone, le Mozambique et d’autres. Les bénéficiaires de ces détournements sont bien les places financières occidentales et, donc, les pays plus riches. Saviez-vous que plus précisément, « dans un trimestre où un pays reçoit une aide équivalant à 1 % du PIB, ses dépôts dans les paradis augmentent de 3,4 % par rapport à un pays sans aide » ? Ce qui signifie que « plus un pays est dépendant de l’aide au développement de la Banque mondiale, plus les versements effectués vers des centres financiers offshore sont importants. » Pis, « ces taux représentent une estimation a minima, car l’étude ne prend en compte que les transferts vers des comptes offshore, sans intégrer les possibles dépenses en immobilier ou en biens de luxe », remarquent les auteurs du document.
Impossible d’aller plus loin…
Pour autant, les économistes ne veulent pas que leur constat soit interprété comme une preuve de cause à effet. Selon eux, l’hypothèse d’un détournement de l’aide internationale par les « élites » de ces pays est l’explication la plus plausible. « L’aide détournée par les politiques au pouvoir, les bureaucrates et leurs acolytes est cohérente avec la totalité des schémas observés », se contente-t-elle de souligner, ajoutant que les effets « sont plus importants pour les pays les plus corrompus ». Il n’y aura pas non plus de divulgation de nom. Selon les experts, il est impossible de dire qui transfère les fonds hors du pays, les statistiques BRI ne comptant que les flux totaux par trimestre entre les pays.
Une démission et des rumeurs
La publication de cette étude intitulée « Elite Capture of Foreign Aid » en anglais a provoqué des remous après que le magazine britannique The Economist a avancé la semaine dernière qu’elle pourrait être l’une des raisons de la démission de l’économiste en chef de la Banque mondiale, Pinelopi Koujianou Goldberg, après quinze mois d’exercice. Mais l’institution financière s’est défendue contre les rumeurs selon lesquelles elle avait voulu étouffer sa publication. Pour l’instant, difficile de savoir qui a voulu censurer ou pas le document puisqu’il a passé avec succès une évaluation interne de validité il y a déjà trois mois. Mais, aujourd’hui, la Banque mondiale indique dans un communiqué que « son brouillon a été relu plusieurs fois et s’en est retrouvé amélioré ». Jusqu’à quel point ? Aucune précision n’est donnée quant aux améliorations apportées, mais, selon plusieurs sources, « une première version de l’étude expliquait que les versements d’aide causaient des transferts d’argent vers l’étranger ». La version finale du document préfère dire qu’ils « coïncident avec » ces transferts d’argent.
La Banque mondiale dans l’embarras
Au-delà de la polémique autour de la personne de Pinelopi Koujianou Goldberg et de la tentative de non-publication de l’étude, la Banque mondiale connaît depuis plusieurs années des scandales liés à son approche de l’aide au développement. Plusieurs visions s’affrontent tant en interne qu’à l’externe. Des experts ou économistes africains dénoncent régulièrement les manquements de la Banque mondiale dans le financement et le suivi de projets. Ils pointent aussi du doigt la collusion de certains de l’institution avec des dirigeants parfois peu recommandables. Pour le Financial Times, le quotidien britannique qui a dénoncé le scandale, les conclusions de l’étude sont plus que gênantes alors que les débats autour des inégalités font rage dans le monde. En effet, cette étude laisse entendre qu’une organisation qui œuvre à « améliorer la situation économique dans les pays en développement participe peut-être, sans le savoir, à exacerber le fossé entre les riches et les plus pauvres », souligne le quotidien financier britannique. Surtout, « l’étude montre que les efforts de la Banque mondiale peuvent s’avérer futiles » dans le sens où il n’y a aucun moyen de contourner le problème. Dans la plupart des pays, la présence de la Banque mondiale est faible et les chances pour le personnel local de lutter contre la corruption sont limitées.