(BFI) – Mardi 17 août, le président chinois Xi Jinping a présidé une réunion du Comité central des finances et de l’économie au cours de laquelle il a appelé à une redistribution des revenus « excessifs ». L’appel, abondamment relayé par les médias d’Etat chinois, est adressé aux milliardaires du pays, à qui il est demandé davantage d’efforts pour réduire la pauvreté. Le gouvernement veut mettre fin à cette « contradiction » qui voit une faible partie de la population capter la majorité de la richesse… dans un régime communiste. Décryptage.
On demandera beaucoup à qui l’on a beaucoup donné. Le Parti communiste chinois, par la voix de son leader le président Xi Jinping, semble aujourd’hui rappeler ces mots de l’Evangile aux ultra-riches chinois.
Après avoir soutenu pendant des années le secteur privé grâce à une politique économique protectionniste, Pékin demande désormais à ceux qu’il a aidé à façonner de lui rendre la pareille. Dans d’autres pays, cette volonté du gouvernement de redistribuer les richesses se serait limitée aux paroles, mais en Chine, une déclaration du président Xi Jinping se traduit presque toujours dans les actes.
L’essoufflement d’un modèle à succès
La volonté manifeste du gouvernement chinois de prendre aux riches pour donner aux pauvres semble aujourd’hui en contradiction avec la politique qui a amené l’Etat à soutenir le secteur privé depuis la fin des années 1970.
Cette stratégie mise en place avec l’arrivée du président Deng Xiaoping était destinée à hisser la Chine au rang de puissance économique mondiale. Jusqu’alors profondément ancrée dans les idéaux du communisme avec la collectivisation des moyens de production et de la richesse, la Chine libéralise progressivement son économie et encourage l’initiative privée. La phrase du président Deng Xiaoping, « Il est glorieux de s’enrichir », devient le leitmotiv officiel de cette campagne de modernisation du pays. Dans un contexte où la répression brutale des étudiants lors de l’occupation de la place Tiananmen à Pékin en 1989 provoque l’isolement relatif du pays sur la scène internationale, on assiste à l’apparition d’entreprises nationales à succès, et des fortunes se font rapidement.
Par exemple, l’absence de Google et de Yahoo sur le marché chinois de la technologie a favorisé l’émergence de Baidu qui règne actuellement en maitre dans le pays. Toutes ces mesures ont porté leurs fruits et la Chine possède aujourd’hui des géants dans tous les secteurs d’activité, qui disputent le leadership mondial aux mastodontes occidentaux. Une classe moyenne s’est développée dans le pays et Xi Jinping a même annoncé en grande pompe la disparition de l’extrême pauvreté en Chine en 2020. Pourtant les grandes inégalités dans le pays existent toujours et se creusent davantage au fil des ans. Selon un rapport de l’American Economic Review publié en 2019, la fortune des 10 % les plus riches de Chine représentait 41 % du revenu national en 2015. En 1978, cette proportion était de 27 %. C’est le signe que la croissance agressive prônée pendant tant d’années affiche désormais ses limites et qu’il faut revoir le processus de création et de redistribution de la richesse.
L’année dernière par exemple, alors que certains de leurs compatriotes subissaient de plein fouet les conséquences des restrictions liées à la crise sanitaire, les plus riches Chinois ont vu leur fortune augmenter, avec également l’apparition de 238 nouveaux milliardaires selon Forbes. Dans son classement annuel « Hurun Rich List » des individus les plus riches de Chine, publié en octobre dernier, la société Hurun Report estime de son côté que le nombre de milliardaires en Chine continentale a augmenté de 257 pour atteindre 878 milliardaires. Le pays dépasse désormais les Etats-Unis avec près de 1000 milliardaires répertoriés, si on ajoute les territoires spéciaux comme Hong Kong et Macao. « Les riches Chinois ont ajouté 1,5 billion $ [à leur fortune en 2020, Ndlr] pour atteindre 4 billions $, soit plus que le PIB de l’Allemagne, la quatrième plus grande économie du monde », notent les auteurs du rapport.
Raffermir le pouvoir du Parti
Selon la Hurun Rich List, la fortune cumulée des milliardaires chinois en 2020 représente 25 % du PIB chinois cette année-là, ce qui signifie que 1000 personnes détiennent le quart de la richesse créée par 1,4 milliard de personnes. Pour le Parti communiste, cela fait un peu tache dans la propagande communiste officielle, à propos de la « prospérité partagée » (gontong fuyu). La remise au goût du jour de l’expression par Xi Jinping n’est d’ailleurs pas anodine.
Popularisée en Chine à l’époque du tournant économique de la fin des années 1970, elle renvoie aussi aux débuts du Parti et à son objectif, celui de construire un pays égalitaire où la richesse créée serait redistribuée à tous. Aujourd’hui, le secrétaire général du Parti communiste chinois utilise l’expression pour rappeler à ses concitoyens que la mission initiale n’a pas été oubliée. Xi Jinping entend ainsi conforter la confiance du peuple dans le Parti qui célèbre cette année son centenaire, mais aussi raffermir le pouvoir du Comité central sur l’économie et sur les milliardaires qu’elle continue de créer chaque année. Malgré leur fortune, ils ne doivent pas oublier qui commande le pays, à savoir le Parti, représenté depuis près d’une décennie par Xi Jinping. Ce dernier compte bien reprendre en main ces ultras riches, afin d’éviter d’être débordé par leur puissance financière. Il a ainsi accentué la pression sur eux ces derniers mois et la déclaration du 17 août dernier sonne comme un dernier coup de semonce.
L’exemple le plus célèbre de cette reprise en main des milliardaires chinois par l’Etat central est celui du non moins célèbre Jack Ma, fondateur du géant de la tech Alibaba et symbole du self-made-man chinois. Début novembre 2020, la bourse de Shanghai a suspendu l’introduction en bourse d’Ant Group, filiale du groupe Alibaba pour diverses irrégularités. Selon le Wall Street Journal, l’ordre serait venu du président Xi Jinping en personne. Quelques jours avant, Jack Ma s’était fendu d’une déclaration contre les régulateurs locaux, les accusant d’avoir une vision rétrograde de la finance. « Nous ne devrions pas utiliser la façon de gérer une gare pour réglementer un aéroport ni réglementer l’avenir avec les méthodes d’hier », avait-t-il notamment expliqué. Cette sortie n’a sans doute pas plu aux dirigeants, mais, selon d’autres analyses, c’est plutôt le mastodonte issu de l’opération qui a effrayé le gouvernement chinois. Ant Group, qui détenait déjà le statut de start-up technologique la plus valorisée au monde, voulait mobiliser 34,4 milliards $ avec l’introduction en bourse. L’opération aurait également fait de Jack Ma la 11e fortune du monde.
Quoi qu’il en soit, après ses propos virulents, le fondateur d’Alibaba a simplement disparu de la circulation, ne faisant plus d’apparitions publiques pendant plusieurs semaines. Finalement, c’est au bout de trois mois qu’il est « réapparu » dans une courte vidéo où il affirme notamment avoir « appris et réfléchi ». Un message d’excuse donc, au lieu d’une disparition sans date de retour, comme ce fut le cas pour plusieurs milliardaires chinois ces dernières années. Son entreprise a néanmoins enchainé les amendes avec, en avril dernier, un record de 2,75 milliards $ correspondant à la sanction financière la plus élevée jamais infligée en Chine. D’autres géants du numérique, Tencent et Didi notamment, ont également écopé de divers amendes et rappels à l’ordre ces derniers mois.
Le message est sans doute passé puisque, au lendemain de la réunion du 17 août, Tencent a été la première grande entreprise à réagir, en annonçant la création d’un fonds de 50 milliards de yuans. Il servira à un « programme social pour une prospérité partagée », afin d’augmenter les revenus des plus pauvres, participer à une meilleure couverture santé et soutenir le développement économique dans les zones rurales.