(BFI) – La lutte contre l’inflation est devenue un enjeu central en Afrique alors que les prix du riz ont flambé ces dernières semaines. L’économiste Rabah Arezki, chercheur au CNRS et ancien vice-président de la Banque africaine de développement, analyse les choix budgétaires des gouvernements de Côte d’Ivoire et du Sénégal, le rôle du franc CFA ou encore les critiques contre le FMI.
Les prix du riz dans le monde ont atteint au mois d’août leur plus haut niveau en 15 ans, ils ont augmenté de 9,8% sur un mois d’après la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Quand on connaît l’importance du riz dans l’alimentation des Africains, est-ce qu’on est face à un risque encore aggravé de crises alimentaires ?
Absolument. Lors de la crise ukrainienne, les prix du blé avaient augmenté de façon très rapide. On était déjà très inquiets, mais étant donné l’importance du riz dans l’alimentation africaine, on peut se poser de grandes questions sur les conséquences sociales et économiques de cette nouvelle flambée du prix du riz.
À l’origine, il y a les restrictions imposées par l’Inde sur ses propres exportations. C’est le même phénomène pour l’huile de palme avec l’Indonésie, L’Afrique est-elle plus que jamais dépendante de ces pays ?
Oui. Si je prends par exemple la Côte d’Ivoire, à peu près 40% des importations de riz viennent d’Inde, suivi d’assez près par des pays qui sont des grands producteurs aussi comme le Vietnam et la Thaïlande. Il y a une forte concentration des importations de ces pays d’Asie du Sud et qui eux-mêmes, pour protéger leurs propres populations, ont imposé des contrôles à l’exportation.
Face à cette situation, le gouvernement ivoirien a décidé d’abord de plafonner les prix du riz et du sucre, puis de suspendre les exportations jusqu’au 31 décembre. Est-ce la bonne solution ?
C’est une solution qui s’impose à court terme, mais qui va avoir des conséquences importantes en termes budgétaires. Elles coûtent cher parce qu’elles ne sont pas ciblées. D’autres pays ont laissé passer ces augmentations, mais ont ciblé les populations les plus vulnérables en contrôlant les prix. En Côte d’Ivoire, on ratisse beaucoup plus large, c’est une décision justifiée dans l’urgence, mais à moyen terme ça coûte cher et en plus ça peut dissuader la production locale et donc créer une situation qui ne serait pas viable.
Suspendre les exportations, même jusqu’au 31 décembre, n’est-ce pas trop pénaliser les producteurs ivoiriens ?
Dans cette situation d’urgence et vu l’importance du riz, du sucre et des autres denrées, c’est justifié. Mais on peut effectivement arriver à une situation où l’on va dissuader la production locale et envenimer ce scénario un peu catastrophe.
Est-ce que ça veut dire que l’idée d’un libre-échange de produits alimentaires à l’échelle africaine ou ouest-africaine est nécessaire et urgente à mettre en place ?
Oui, mais il faut aussi surtout améliorer la productivité de ces systèmes de production agricole. Il faut faire d’importantes réformes au niveau de l’accès aux terres. Mais il y a aussi ce qui est moins discuté : les problèmes de monopoles dans le secteur du transport et de la distribution. La concentration dans ces secteurs peut donner lieu à des phénomènes de spéculation et permettre à des gens d’en tirer avantage. Pour la majorité de la population de ces pays, il faut absolument des politiques volontaristes en termes de concurrence pour « dé-monopoliser » le transport et la distribution. Les ports aussi sont des nœuds qui en réalité empêchent cette libre circulation. Et il y a énormément de problèmes de corruption. Les importateurs sont des quasi-monopoles, des oligopoles qui doivent être démantelés. On doit assurer plus de concurrence dans ce secteur du transport.
Autre cas : le Sénégal avec, là encore, des mesures pour faire face à l’inflation mais qui n’ont pas vraiment amélioré les choses en 2023. Beaucoup d’argent a été dépensé par l’État. Quel est le bon équilibre avec le niveau d’endettement ?
Idéalement, il faut essayer de cibler les populations les plus vulnérables et éviter ces mesures qui sont beaucoup plus universelles, beaucoup plus larges, qui coûtent cher et qui peuvent être contre-productives à moyen terme.
Est-ce que le franc CFA pénalise aujourd’hui les économies africaines ou, au contraire, ça les protège contre ce phénomène d’inflation ? Est-ce une bouée de sauvetage ?
Le franc CFA a permis de garder une inflation contenue si on regarde les autres pays comme le Ghana ou bien d’autres qui ont été soumis à des grosses dépréciations de leur monnaie et donc à une inflation importée très rapide. La crédibilité et l’ancrage du franc CFA ont permis de juguler l’inflation et d’éviter qu’elle soit hors de contrôle.
La Banque mondiale et le FMI, pour lesquelles vous avez travaillé, tiennent en octobre leurs assemblées générales à Marrakech. Elles jouent un rôle d’amortisseur de la crise, mais elles sont en même temps très critiquées, surtout le FMI parfois vu comme une illustration du paternalisme envers les pays en développement, une forme de néocolonialisme par l’économie. Comment faire la part des choses ?
Je crois qu’il ne faut pas tomber dans des discours populistes. Le FMI a fait beaucoup pendant la crise du Covid. Il a vraiment été très présent. Il faut raison garder sur cette question. Le FMI est un pompier qui vient dans des situations très délicates donc il est souvent critiqué par les connaisseurs parce que « trop généreux ». Kristalina Georgieva (directrice générale du FMI) a été vue comme trop généreuse. Donc, je ne tomberai pas dans cette idée que le FMI a été trop sévère. Je crois par contre que ce qu’il faut faire lors des assemblées annuelles à Marrakech, c’est vraiment résoudre ce problème de la dette en Afrique. Et là effectivement, le FMI, un peu contre sa volonté, a du mal à coordonner la plupart des donateurs, que ce soient la Chine ou les acteurs privés. Il faut aussi qu’on puisse avancer ensuite sur les problèmes plus structurels que sont le développement de l’agriculture et d’autres secteurs de l’économie.