Lancée en 1995 avec pour objectif de favoriser l’émergence d’un système commercial solide porteur d’un développement économique, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est aujourd’hui confrontée à une situation sans précédent. Si son importance n’est pas remise en cause, elle doit faire face à plusieurs défis. La hausse des tensions commerciales entre pays nuit au dynamisme des échanges et à la stabilité de l’économie mondiale qu’elle a contribué à forger. Plus inquiétant, son propre fonctionnement est compromis par certains de ces membres fondateurs, dont les USA. Le confrère de l’Agence Ecofin s’est entretenue avec Houssein Guimbard, économiste au Centre d’Etudes prospectives et d’Informations internationales (CEPII) sur la situation actuelle de l’OMC, ainsi que sur les possibilités de réformes de l’organisation.
Le 1er janvier 1995, l’OMC a succédé à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Quel bilan peut-on tirer de ses actions, 25 ans après ?
On peut voir ce bilan sur les plans positif et négatif. Du côté positif, on a assisté à un accroissement très important du nombre de membres de l’OMC, signe, en partie, de son attractivité. On est passé de 128 pays en 1994 à la fin du GATT à 164 pays à la fin 2016. Les pays non membres ont souvent le statut d’observateurs et sont engagés, dans le même temps, dans un processus d’adhésion.
n autre point à souligner est que l’OMC traite désormais beaucoup de sujets, jusqu’à une vingtaine. Les aspects tarifaires du commerce international avec les droits de douane dans le secteur agricole ou industriel restent une thématique importante, mais l’institution s’est emparée de nouveaux sujets tels que les mesures non tarifaires (sanitaires et phytosanitaires) ou encore le commerce mondial des services (assurance, construction, finance…).
Par ailleurs, d’autres sujets impactant le commerce international sont aussi abordés par l’OMC, comme la propriété intellectuelle, les indications géographiques, la transparence des marchés publics, le lien entre le commerce et l’investissement, les subventions, etc.
Un autre point à mettre à l’actif du bilan de l’OMC, c’est la transparence vis-à-vis des politiques commerciales tarifaires. D’une part, le système de consolidation des tarifs, hérité du GATT et consistant à déclarer des droits de douane maximaux à l’importation, a été poursuivi depuis 1995. D’autre part, des examens de politiques commerciales sont effectués sur les différents membres, chaque année, pour faire un point d’information pour les autres membres.
Toujours dans le chapitre des réalisations, l’Organe de règlement des différends (ORD) a bien fonctionné pendant plus de deux décennies. Il y a eu un certain nombre de cas qui ont été traités avec des conclusions par cet organe doté d’un vrai pouvoir décisionnel et capable de prendre des sanctions potentielles suite à des différends commerciaux. Tout cela, ce sont des points positifs que l’on peut mettre à l’actif de l’OMC sur 25 ans d’existence.
Après, du côté négatif, l’OMC a connu des échecs presque dès le démarrage des négociations multilatérales. Un des touts premiers étant la Conférence ministérielle de Seattle en 1999 qui n’a pas du tout abouti. Le Cycle de développement de Doha (DDA), lancé en 2001 et prévu pour durer trois ans, s’est soldé par un échec en 2006. Les membres n’ont pas réussi à s’entendre sur une proposition commune multilatérale.
Positif d’un côté, le nombre important de sujets et le nombre important de membres dans l’organisation peuvent aussi créer de nombreuses difficultés pour s’entendre. La prise de décision étant celle du consensus, il devient difficile de se mettre d’accord.
Enfin, quelques succès relatifs viennent nuancer ce tableau, avec l’adoption de certains « paquets », depuis la nomination de Roberto Azevêdo. Parmi ceux-ci, on peut citer notamment celui de Bali qui consiste à supprimer ou à limiter un certain nombre de coûts pour les produits, notamment lors d’un passage en douane avec une simplification des formalités administratives. Ce paquet sur la facilitation du commerce a mis quelques années avant d’être mis en place. Signé en 2013 et ratifié au début de l’année 2017, il aura fallu un peu plus de 4 ans pour sa mise en vigueur. Le paquet de Nairobi a proposé d’éliminer les subventions à l’exportation des produits agricoles en 2015, mais sa mise en œuvre est assez lente, le premier pays ayant supprimé ses subventions étant l’Australie, deux ans plus tard.
Le président américain Donald Trump ne cesse de critiquer la position « antiaméricaine » de l’OMC qu’il qualifie d’institution « caduque ». Le 14 mai dernier, le Brésilien Roberto Azevêdo a annoncé son intention de quitter ses fonctions en tant que directeur général de l’institution. L’OMC est-elle en crise ?
Il faut noter que le président Trump n’est pas seulement critique vis-à-vis de l’OMC. Il l’est aussi vis-à-vis du système multilatéral en général, dans lequel il considère que les USA sont perdants. Le sujet de l’OMC rejoint ainsi celui de l’UNESCO, celui de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)… De son point de vue, il est donc logique d’être critique vis-à-vis d’une institution comme l’OMC. Concernant la démission de M. Azevêdo, celui-ci a dit que cela n’avait rien à avoir avec ce qui se passe au sein de l’OMC, actuellement. Il y aura un nouveau directeur général et nous verrons ce que cela donnera.
A la question de savoir si l’OMC est en crise actuellement, la réponse est clairement oui. L’organisation traverse une crise de légitimité depuis quelques années. Elle est critiquée assez violemment par certains de ses membres, dont les USA. Par ailleurs, les gains liés à la libéralisation ou à l’encadrement du commerce international ne sont pas toujours acquis. Certains ajustements dans ces politiques commerciales peuvent créer des pertes localisées très visibles sur le marché du travail de certains secteurs dans certains pays, ajoutant aux critiques de l’organisation.
Et enfin, l’ORD (Organe de règlement des différends, ndlr) qui fonctionnait bien, est lui aussi très critiqué. Donc c’est l’ensemble de la structure de l’OMC qui est en difficulté actuellement. Il faut ajouter que son principal cycle de négociations, en l’occurrence Doha, a été un échec. Il est probablement compliqué de légitimer une organisation dont l’un des objectifs principaux a été mis en échec, ces dernières années.
L’organe de règlement des différends de l’OMC est hors service depuis décembre 2019, ce qui remet en cause sa capacité à faire appliquer les règles de l’organisation. Comment expliquer cette paralysie ?
Tout d’abord, il faut rappeler que l’OMC a permis de formaliser les procédures liées aux différends commerciaux entre pays. Un Organe d’appel permanent a ainsi été créé. Il est composé de 7 membres ou juges qui sont nommés par consensus, c’est-à-dire à l’unanimité par les 164 pays de l’OMC. Ils sont nommés pour une durée de 4 ans, renouvelable une fois. Tous les pays membres ont la possibilité de présenter un candidat, mais de façon informelle, les sièges disponibles sont réservés pour les puissances commerciales comme les USA, les pays européens ou encore la Chine.
L’organe d’appel permet de confirmer ou d’infirmer les conclusions et les concertations juridiques d’un panel d’experts, constitué dans le cadre d’un différend quand la procédure initiale a échoué. C’est un organe très sollicité. On a eu une hausse de plus de 65 % d’appels en 20 ans sur la période 1995-2014. Et sur les années récentes (2016-2017), la hausse est de près de 90 %. Globalement, près de 600 différends ont été soumis à l’OMC et plus de 350 décisions ont été rendues, selon les données de l’organisation.
Concernant les USA, ils ont eu gain de cause, pour la majorité de leurs plaintes, avec plus de 90 % des jugements en leur faveur. Mais, ils ont perdu presque systématiquement les cas où les plaintes étaient formulées contre eux.
Pour les autorités américaines, il est donc problématique de perdre de facto quand les plaintes les visent. Il faut dire que le grief des USA contre l’organe d’appel est assez ancien et remonte à début 2010, voire un peu plus tôt. Ce qu’ils reprochent principalement à cet organe, c’est d’aller au-delà des seules règles internationales pour solder les différends commerciaux entre Etats membres. Ils reprochent aussi d’autres choses, comme les délais très longs et le non-respect de certaines règles. Mais les USA reprochent surtout à l’organe d’appel d’avoir développé une sorte de jurisprudence qui est très hostile aux instruments de défense commerciale qu’ils utilisent. Dans cette logique, ils ont choisi de bloquer le renouvellement des juges à l’organe d’appel. Comme la nomination se fait par consensus à l’unanimité, il suffit de poser son veto pour bloquer la nomination d’un juge.
La situation actuelle est que des 7 juges, il n’en reste plus qu’un, le Chinois Hong Zhao, dont le mandat arrivera à échéance à la fin de l’année. Pour juger un différend, il faut 3 juges, or il n’y en a plus qu’un de disponible. La paralysie vient donc du fait que les USA s’opposent au renouvellement des juges et qu’il n’y a pas assez de juges actuellement pour régler les différends.
Quelles peuvent être les conséquences à moyen ou long terme de cette situation sur le système commercial, si elle se prolongeait éventuellement ?
Un ORD paralysé se traduit par des différends commerciaux qui ne sont pas réglés. Et lorsqu’un pays anticipe le fait que la mise en place d’un outil de protection ne sera pas sanctionnée par l’ORD, cela peut engendrer une plus grande probabilité que les dispositifs protectionnistes soient déployés de façon très ciblée.
Cela peut empêcher le développement de certains secteurs dans certains pays, tout en étant très utile pour d’autres pour se protéger, mais tout en étant contraire aux principes mêmes de liberté d’échange prônée par l’OMC. Avec un commerce moins régulé, on pourrait donc voir des politiques commerciales plus agressives qui, elles-mêmes, engendreraient des représailles avec, potentiellement, un cercle vicieux de mesures protectionnistes pouvant limiter fortement le commerce mondial.
Cependant, ces risques sont à modérer avec l’environnement économique. Dans la pratique, les pays sont dépendants des chaînes de valeur mondiales pour leur approvisionnement en matière de consommation de biens finals ou de biens intermédiaires. Les chaînes de valeur globales fonctionnent énormément avec des produits qui traversent plusieurs frontières et des mesures protectionnistes complexifieraient considérablement la bonne marche de ces réseaux.
L’administration Trump reproche à la Chine d’abuser du statut de pays en développement, profitant ainsi d’un traitement spécial et différencié sur le plan commercial, de la part de l’OMC. Quel est votre avis sur la catégorisation de la Chine en tant que pays en développement ?
Quand on regarde les PIB en parité de pouvoir d’achat, on voit effectivement que la Chine a un PIB de 25 000 milliards $ alors que pour les USA, les données récentes de 2017/2018 estiment le PIB à environ 20 500 milliards $. La Chine crée donc plus de richesses au niveau national que les USA.
Cependant, cet indicateur macroéconomique cache des disparités importantes entre les deux pays. La taille de la population des pays joue aussi un rôle très important pour mieux appréhender le statut d’un pays. D’un côté, la Chine compte 1,4 milliard de personnes et, de l’autre côté, la population des USA s’élève à 330-333 millions d’habitants. Le PIB par tête par an donne alors une image complètement différente de celle donnée par le seul PIB. Les USA sont parmi les premiers pays au monde pour le PIB par tête par an d’environ 60 000 $. En revanche, pour la Chine, la richesse par habitant n’est que d’environ 16 000 $, soit trois fois moins que les USA.
Par conséquent, si on regarde le niveau de richesse par habitant, oui, la Chine est encore un pays en développement. Malgré tout, une partie non négligeable de la population chinoise a un niveau de vie comparable à celle des USA ou des pays européens. Il faut affiner l’analyse des indicateurs d’inégalités pour voir si le statut de pays en développement est toujours pertinent, notamment par rapport aux avantages qu’il procure auprès de l’OMC.
De nombreuses voix appellent à une réforme profonde de l’OMC pour lui permettre d’être plus efficace. Quelles sont les marges de manœuvre de cette démarche ?
Les marges de manœuvre dépendent complètement des pays et des différents gouvernements qui sont au pouvoir. Elles peuvent être grandes comme très petites. Cela dépend aussi des coalitions qui peuvent se former dans cette logique. A partir du moment où les pays veulent aller dans le même sens, on peut tout à fait imaginer des réformes très efficaces mises en place très rapidement. Mais comme le consensus est la règle, il faut arriver à convaincre tout le monde que la réforme est la meilleure possible pour tous. Et cela n’est pas gagné d’avance.
Un des points de crispation est probablement le fait que 10 pays du G20, dont la Chine, l’Inde et la Corée du Sud revendiquent des statuts de pays en voie de développement.
Je pense que tant qu’on aura ce système différencié entre pays développés et en développement, alors même que le monde a beaucoup changé depuis le début de l’OMC, on aura du mal à proposer des réformes qui satisfont l’ensemble des membres de l’organisation.
Que pensez-vous d’une réforme du principe du consensus qui semble à l’origine de la lenteur des procédures de l’OMC ?
C’est une des réformes possibles. Mais cela ne garantit pas qu’on obtienne des conclusions très différentes de celles qu’on a dans le système actuel où on peut former des coalitions. On ne peut pas présupposer que le remplacement du principe de consensus conduise à un système plus proche de l’intérêt général que celui que nous avons actuellement où chaque pays a une voix, comme à l’ONU. Même si le principe actuel a beaucoup de défauts, comme le blocage de certaines situations, il a une connotation plus égalitariste. Réformer ce système de vote, c’est renoncer au fait que chaque membre possède une voix et peut décider de bloquer une décision qui n’irait pas dans le sens de l’intérêt général ou ne collerait pas à ses intérêts. Cela est bien sûr égoïste, mais c’est tout à fait légitime.
Certains observateurs appellent aussi à des réformes des procédures d’évaluation par l’OMC des subventions publiques afin de rendre le commerce mondial plus juste. Quel est votre avis sur le sujet ?
La question des subventions des entreprises publiques est très complexe. Le problème sur cet aspect est le manque de transparence sur l’existence ou sur les activités des entreprises commerciales d’Etat. Si très souvent on pointe du doigt la Chine, c’est aussi vrai pour d’autres pays. Classiquement, du point de vue de l’OMC, les subventions viennent fausser les règles de la concurrence et entravent le commerce international. Mais je pense qu’il faut avoir une position plus nuancée. La question est de savoir quelle entreprise est subventionnée et dans quel but. Est-ce pour des raisons stratégiques, pour limiter la concurrence étrangère sur le marché intérieur ou en encore pour capter des parts de marché plus importantes à l’international ? Pour certaines nations, certains secteurs sont stratégiques, et ne le sont pas pour d’autres. Il faut établir les raisons qui poussent un Etat à intervenir dans un secteur ou un autre.
On a vu récemment que le coronavirus a mis au jour un certain nombre de sujets dans le débat public, notamment sur les difficultés de s’approvisionner auprès d’un unique fournisseur. Dans ce cas d’espèce, la diversification des approvisionnements peut passer soit par la recherche d’autres fournisseurs potentiels, soit par la production des biens de première nécessité chez soi. On peut imaginer que si le secteur privé n’anticipe pas des gains suffisants pour lancer des investissements sur le court terme, l’Etat s’y substitue ou subventionne un certain nombre d’entreprises pour produire des biens de première nécessité comme des médicaments ou des masques, etc. Typiquement, on peut en tant que nation préférer une gestion de certains secteurs publics par l’Etat plutôt que par les sociétés privées étrangères.
La subvention peut être parfaitement légitime en soi. Beaucoup de pays ont des services publics qui gèrent la défense, l’éducation et la santé ainsi qu’un certain nombre d’entreprises privées qui sont liées à ces secteurs et gagnent des marchés publics plus ou moins concurrentiels au détriment des entreprises étrangères. Un des chantiers auxquels peut s’attaquer l’OMC est d’améliorer la collecte d’information et la diffusion auprès des membres sur cet aspect-là.
Quels sont les enjeux de la crise actuelle de l’OMC pour les pays en développement, notamment en Afrique, qui sont jusqu’ici des preneurs de règles du commerce mondial ?
Avant la crise actuelle, avec un ORD qui fonctionnait, un pays africain pouvait porter des cas à l’OMC et les gagner si le jugement était en sa faveur. Avec cette crise, l’enjeu est qu’un pays en développement ou parmi les pays moins avancés (PMA) ne peut plus porter plainte, suite à des pratiques déloyales, lorsqu’il essaie d’exporter sur certains marchés.
Bien sûr, les PMA en vertu de traitements préférentiels comme l’AGOA, le Système de préférences généralisées (SGP) et Tout sauf les armes (TSA) bénéficient d’accès privilégiés à de nombreux marchés. Mais d’autres types de politiques commerciales peuvent compliquer les exportations, comme l’ajout de normes abusives. Sans ORD, avec une OMC en crise, cela rend plus délicat le traitement de ce type de politique qui peut être dommageable pour un secteur exportateur donné, tout en protégeant évidemment le secteur du pays qui instaure la mesure.
Dans le contexte de crise du multilatéralisme, la zone de libre-échange africaine peut-elle être une protection pour de nombreux pays du continent contre les politiques agressives, notamment américaines ou chinoises ?
Potentiellement, la constitution d’une zone de libre-échange, si elle est pensée en amont comme étant quelque chose d’intégré et pas simplement le résultat d’une suppression des droits de douane aux frontières, peut protéger de la concurrence extérieure. Plus le marché intérieur est important, moins la dépendance vis-à-vis des pays extérieurs est grande.
Cette Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) aura des impacts importants ou limités, selon les secteurs. Cela dépendra de l’accompagnement des changements de politiques commerciales. Il est nécessaire d’avoir une plus grande coopération entre les pays au niveau politique, de faire des investissements massifs en infrastructures pour faciliter le commerce intra-africain, etc. Les échanges entre les pays africains sont encore peu significatifs, en raison des niveaux de production faibles et du déficit infrastructurel qui augmente les coûts de commerce. Pour que la zone fonctionne, il faut prendre en compte la spécificité de chaque pays. Ces derniers sont assez hétérogènes, tant en matière de développement que de spécialisation commerciale.
La création d’un grand marché continental créera des gagnants et des perdants. D’un certain point de vue, il faut donc imaginer, dans le cadre de la ZLECAf, des mécanismes de compensation permettant à la zone d’être efficace et de se donner les moyens d’être un rempart contre les politiques offensives étrangères, qu’elles soient américaines, chinoises ou venant d’autres pays.
Agence Ecofin