(BFI) – Les défis agro-industriels et environnementaux d’une Afrique sous pression économique et sanitaire vus par un capitaine d’industrie euro-africain.
Y aura-t-il un avant et un après-Covid-19 dans l’approche de l’agriculture et, puisque l’heure est à l’encouragement à la création de valeur en Afrique, des stratégies agro-industrielles ? La question mérite d’être posée car nombreuses sont les inconnues qui entrent dans l’équation qui doit présider à la trajectoire de l’Afrique en la matière. Parti du Sénégal et installé en France depuis 40 ans, Abbas Jaber est à la tête du Groupe Advens-Géocoton, leader de la filière cotonnière en Afrique et acteur industriel de premier plan en France en tant que propriétaire des anciens « Grands Moulins de Strasbourg », devenus les « Grands Moulins Advens ». Il est au fait des contraintes économiques, logistiques, financières, agricoles et industrielles dans lesquelles le continent et ses acteurs économiques doivent se battre pour essayer de tirer leur épingle du jeu en cours sur les marchés mondiaux. À travers la forte expérience acquise avec son groupe au cœur d’un secteur stratégique pour des millions de personnes en Afrique de l’Ouest et du Centre, celui du coton, et en même temps acteur industriel d’importance engagé dans la transformation de matières premières, il a accepté de partager les réflexions que lui suggère la situation créée par la difficile année que la pandémie a fait traverser autant aux États qu’aux entreprises, petites, moyennes et grandes, de par le monde. Les réflexions, certes, mais aussi les initiatives qui lui paraissent pouvoir permettre d’instaurer un nouveau type d’échanges où autant les acteurs économiques du Nord que ceux du Sud pourront trouver leur compte. Au moment où le changement climatique met la question de l’environnement et de l’écologie au cœur des enjeux d’économie durable et de vie tout court, qu’y a-t-il au-delà de sa conviction que non seulement « des politiques publiques ambitieuses sont nécessaires pour l’Afrique », mais qu’il faut « déployer un nouveau narratif et changer les perceptions » pour créer un écosystème d’échanges gagnant-gagnant ? Sur tous ces points où son potentiel d’interface lui permet une vision à 360°, il s’est confié au Point Afrique.
À cheval sur plusieurs continents avec votre groupe Advens-Géocoton, quel regard posez-vous sur l’épisode sanitaire et économique douloureux qu’a fait vivre au monde le Covid-19 ?
On a beaucoup parlé à l’occasion de cette crise sanitaire d’un tournant majeur pour l’humanité. C’est peut-être vrai. Mais je suis de ceux qui croient que le monde d’avant reprendra très vite ses droits, même si la pandémie a mis entre parenthèses nos certitudes. La recherche de performances, par exemple, que celles-ci soient techniques ou financières, restera une priorité. La demande de développement et l’accès aux biens et services, qui sont encore trop souvent l’apanage du seul monde des nantis, demeureront une exigence universelle. Et je n’imagine pas les pays en développement renoncer à la prospérité parce que les pays occidentaux sont soudain saisis de forts scrupules écologiques. Alors, oui, bien sûr, il faudra une croissance plus respectueuse de la santé des populations, de l’environnement, de la biodiversité, et cet épisode sanitaire, de ce point de vue, sera un marqueur. Mais ne comptez pas sur moi pour dire que les pays africains, par exemple, doivent se serrer la ceinture et se convertir à je ne sais quelle sobriété ou ascèse. Pour qu’ils prennent leur destin en main, il faudra libérer les énergies, toutes les énergies.
Les moyens de relance mis en œuvre pour contrer les conséquences économiques du Covid-19 sont loin d’être de même niveau des pays du Nord, en l’occurrence dans l’Union européenne où vous opérez, aux pays du Sud, notamment africains, où vous avez de nombreuses filiales. Qu’est-ce que cela dit des défis à relever sur le chemin de la construction d’un espace économique de complémentarité agricole, industrielle et commerciale entre l’Afrique, les pays de la Méditerranée et l’Europe ?
La structure de mon groupe fait que j’ai un bon observatoire sur les deux continents. Nous sommes un groupe passerelle. Et ce que je constate, c’est que cette crise a fait, une nouvelle fois, la preuve du décalage abyssal entre le niveau de développement de l’Europe et, plus généralement, du monde occidental, et celui de l’Afrique. En même temps, cette crise est en train de démontrer qu’aucune région du monde ne sera durablement préservée tant que des foyers d’infection continueront à se multiplier sur les continents les plus pauvres et où les campagnes de vaccination n’ont pas encore été engagées à grande échelle.
Donc, avant tout, faisons en sorte que les Africains aient accès rapidement et massivement aux vaccins. Ensuite, et plus que jamais, il faut s’attaquer au problème du mal-développement qui sévit en Afrique depuis de trop longues décennies. L’Europe a fait la démonstration qu’elle pouvait, à son échelle, créer un espace de prospérité. Elle a permis de sortir certains de ses membres des trappes de pauvreté sans handicaper, bien au contraire, ceux qui connaissaient déjà la prospérité. Alors, je dirai ceci : pour préserver son futur et, aussi, pour assurer également sa sécurité, l’Europe doit impérativement créer avec l’Afrique un espace de complémentarité politique, économique, sociale et environnementale soumis aux mêmes impérieuses exigences. Voyez ce qui a été possible avec l’Espagne, le Portugal, la Grèce et, plus récemment, les pays de l’ex-bloc soviétique. Pourquoi cela ne serait-il pas envisageable avec l’Afrique, qu’elle soit francophone, anglophone ou lusophone ? Ne partageons-nous pas, là aussi, une base culturelle commune ? Les aspirations à la prospérité et à la liberté n’y sont-elles pas aussi ardentes ? Voilà un rôle pour l’Europe. Voilà, pour elle, une « nouvelle frontière ».
Le Covid-19 a révélé le niveau élevé des défis que l’Afrique doit relever sur le plan de la recherche et des industries appliquées à la médecine, à la pharmacie et à l’agriculture. Quels moyens vous paraissent devoir être mis en œuvre dans les politiques industrielles des pays du Sud pour mieux accompagner les acteurs locaux dans leurs initiatives pour satisfaire les besoins locaux et régionaux ?
Vous avez parfaitement raison. Cette problématique est en effet centrale pour placer le continent sur la voie de l’avenir. Ce qui est étonnant d’ailleurs et que j’aimerais rappeler, c’est que si en 1980, l’industrie représentait 31 % du PIB africain, aujourd’hui elle ne fait que 25 % ! Des politiques publiques ambitieuses sont nécessaires pour l’Afrique si nous voulons relever le défi démographique qui s’annonce. Autrement dit, il faut impérativement créer des emplois à grande échelle dans les toutes prochaines années. Et, avant toute chose, il faut tabler sur ce formidable bassin d’emplois qu’est l’agriculture.
Pour de nombreuses années encore, celle-ci emploiera près des 3/4 de la population africaine. Il faut donc moderniser cette agriculture. Il faut faire en sorte qu’elle soit plus performante, qu’elle réponde aux besoins alimentaires des villes, crée davantage de valeur ajoutée par la transformation de ses produits et préserve, simultanément, les ressources naturelles, l’environnement, le climat, la biodiversité.
Tous ces défis peuvent être relevés. Mais il y a des conditions à satisfaire :
- Mobiliser et financer la recherche et innovation.
- Encourager plus fortement les entreprises privées, susceptibles de s’insérer dans des chaînes de valeurs solides et structurées.
- Maîtriser ces grands sujets de fond que sont l’accès sécurisé à une énergie peu cher, la formation professionnelle ou encore les politiques monétaires à l’échelle du continent. Sans oublier une part incontournable d’industrialisation à grande échelle…
Au regard du positionnement d’Advens-Géocoton, vous êtes quotidiennement confronté à la question des filières agricoles et des politiques appliquées en matière agro-industrielle dans les pays africains. Que faudrait-il améliorer en la matière pour que l’Afrique soit à la hauteur des défis à relever ?
Un des atouts de l’agriculture africaine – comme, d’ailleurs, de l’agriculture française – a longtemps été la mise en place de filières performantes. Depuis la production jusqu’à la mise sur le marché, sans oublier la recherche et la formation. Ce modèle a permis de distribuer des revenus à une multitude de producteurs, mais aussi de créer de la valeur en amont, de satisfaire la demande croissante des villes et de gagner des parts de marché. Les politiques publiques en Afrique doivent favoriser à nouveau l’émergence de ces filières. C’est capital. Comme il est capital de créer des complémentarités entre les producteurs agricoles et les éleveurs, d’une part, et les agro-industriels, d’autre part. À condition que la relation contractuelle soit équitable, c’est la seule façon de professionnaliser les acteurs ruraux, d’en faire des acteurs économiques à part entière. Et puis, imaginez que demain l’Afrique doive importer ses protéines animales et végétales ! Quel échec historique ce serait ! Pour éviter cela, il faut professionnaliser le monde agricole, le rendre plus performant et, en même temps, s’adapter au changement climatique et préserver les ressources naturelles. Je vous dis cela, car l’ADN de notre groupe est panafricain et nous avons donc une certaine légitimité en la matière.
Nous avons également la chance de nous déployer sur deux continents liés par l’histoire et le mouvement des hommes. Je le vis tous les jours. Nos deux rives ont tellement de connaissances à offrir au monde ! J’appelle cela la communauté de destin. Elle a maintenant besoin de nouvelles politiques publiques créatrices de valeur, pour tous.
Que peut véritablement lui apporter son grand voisin européen ?
L’Afrique, et j’insiste, doit mener une révolution doublement verte. En premier lieu, son agriculture doit être plus performante. Mais il faut aussi qu’elle s’insère dans une stratégie de durabilité sur le long terme. C’est là que l’Europe intervient. Elle peut partager ses innovations, sa recherche, le savoir-faire de ses entreprises et ses ressources financières que ce soit par le biais de l’aide au développement ou de celui des investisseurs privés. Élément très important : il faut s’inscrire dans une logique entrepreneuriale qui ne soit pas empreinte d’assistance ou de compassion. En somme, il faut un partenariat équitable, un partenariat gagnant-gagnant. J’aime passionnément l’Afrique. Je veux que cette passion soit partagée Parce que nous sommes un groupe passerelle, à cheval entre deux continents, nous voulons contribuer à réenchanter les relations euro-africaines, particulièrement l’axe entre l’Afrique et la France.
L’Afrique, encore cantonnée dans son rôle de continent essentiellement pourvoyeur de matières premières, a pris conscience de la nécessité de créer de la valeur sur place. Comment au sein d’Advens-Géocoton faites-vous pour irriguer la dynamique dans ce sens ?
D’ores et déjà, mon groupe fait en sorte qu’un maximum de richesses soit créé en Afrique. D’abord, en égrenant le coton sur place, ensuite en produisant de l’huile, du savon, des tourteaux pour l’élevage. Au Togo, nous avons, par exemple, diversifié nos sources d’approvisionnements en corps gras pour produire du beurre de karité. Mais il faut aller plus loin. Beaucoup plus loin. Notamment dans la transformation locale du coton. Pour cela, nous devons nous réunir autour d’une table avec les pouvoirs publics. Et il faut aborder tous les sujets. Comme l’accès permanent à une énergie peu chère. Ou encore la question de la compétitivité monétaire de nos productions. En somme, je plaide pour un plan global, pas pour du bricolage au jour le jour. Vous l’avez compris, en tant qu’acteur privé, nous prenons nos responsabilités pour sortir des déclarations d’intention et agir.
Opérateur parti d’un pays du Sud, le Sénégal, vous avez réussi à monter un groupe industriel respecté au Nord. Quelles leçons pouvez-vous partager avec ceux ou celles qui seraient tenté(e)s de faire la même chose dans les deux sphères ?
C’est vrai. Ma fierté est d’abriter dans le même groupe, et sous le même drapeau, ce fleuron français que fut Dagris et qui s’appelle désormais Géocoton. Et puis les anciens et vénérables « Grands Moulins de Strasbourg » qui s’appellent maintenant les « Grands Moulins Advens ». Je dirais qu’il faut de l’audace, de la foi, de l’énergie et bien sûr savoir saisir les opportunités. Nous Africains avons trop longtemps douté de notre légitimité à développer des projets transformants. Et c’est ici que je veux lancer un appel à la jeunesse africaine qui a envie d’y croire. Puisez dans les fondations de notre continent pour vous projeter ! Nous avons une identité plurielle forte qui nous permet d’embrasser, plus que d’autres, la mondialisation. C’est à nous de déployer un nouveau narratif et de changer les perceptions. Nous devons développer notre capacité à être visionnaire, à créer en prenant des risques. Cela est d’autant plus important que l’Afrique est la dernière frontière, c’est aussi un espace de créativité où on peut déployer ses talents. L’Afrique peut beaucoup produire aujourd’hui pour satisfaire nombre de ses besoins. Il suffit d’y croire et d’agir.
Agro-industriel, votre groupe est aussi un acteur dans le domaine de l’énergie solaire. Est-ce dans une logique purement business ou en lien avec une préoccupation forte quant aux questions liées au changement climatique et à l’environnement ?
Mon groupe, en effet, se diversifie actuellement avec un partenaire britannique, BBOXX, dans la production d’énergie solaire à travers des kits individuels connectés. Sur ce point, nous sommes, dans le respect des avancées technologiques, dans la continuité des sociétés cotonnières qui ont, depuis des décennies, toujours contribué à l’équipement des campagnes et par conséquent à l’amélioration des conditions de vie des producteurs. La culture du coton est structurante à plus d’un titre. Il s’agit de perpétuer cette tradition en permettant aux populations rurales d’accéder à ce bien essentiel qu’est l’électricité. Il s’agit aussi de le faire dans le cadre d’une activité économique viable et de profiter des progrès technologiques pour promouvoir une énergie propre et renouvelable. En somme, conjuguer tradition et modernité, performance économique, soutenabilité environnementale et confort social… Avec cette démarche, on est au cœur même de ce que mon groupe veut démontrer et promouvoir. De par notre présence au plus près des populations rurales africaines, nous pouvons être une (vraie) entreprise à mission.
Jusqu’où comptez-vous aller avec le projet Oasis parrainé par Youssou N’Dour et mis en œuvre par votre Fondation Géococoton avec l’écologiste Haidar El Ali, directeur général de l’Agence sénégalaise de la reforestation et la Grande Muraille verte, et l’agence de développement de projets alternatifs et durables SHD dirigée par Marie-Cassandre Bultheel ?
Au travers de la Fondation Géocoton, nous sommes au cœur du sujet. Le projet Oasis n’est pas seulement un projet de reboisement avec une personnalité comme Haïdar El Ali, qui est la personne qui a planté le plus d’arbres au monde. Ce qu’il faut d’abord retenir, c’est que c’est un talent né au Sénégal, qui y a grandi. Youssou N’Dour, Sénégalais également, star planétaire, s’est engagé dans le domaine de l’écologie. Dans d’autres pays africains, il y a également des personnalités de talent qui peuvent aussi être inspirantes face aux défis de notre monde. Pour revenir à Oasis, projet cher à Marie-Cassandre Bultheel, il y a dedans toutes les branches de l’agroécologie, de l’écologie de l’être, des plantes médicinales, de l’autosuffisance alimentaire, de la création de revenus pour les paysans. Ce projet est dans la ligne droite de la Grande Muraille verte. Celle-ci a besoin de projets concrets et Oasis en est un. Nous espérons pouvoir reproduire cette démarche d’Oasis dans plusieurs pays d’Afrique et dans plusieurs régions de ces pays. Quoi qu’il en soit, j’ai un grand respect pour Youssou N’Dour et Haidar El Ali. C’est à eux d’écrire l’histoire. Je suis là pour les épauler dans ce projet Oasis qui prend en considération tout un écosystème économique et social.
Comment l’Afrique prise entre la nécessité de créer de la valeur sur place et celle de prendre en compte concrètement les impératifs environnementaux peut-elle trouver le moyen de construire des économies durables ?
Je vous le répète, l’Afrique est le continent le mieux placé pour faire une révolution doublement verte. Alors, bien sûr, il ne faut pas se le cacher, l’Afrique doit améliorer ses performances techniques et économiques. Il faut, pour faire face au défi démographique et nourrir la population, plus d’efficacité, plus de recherche, plus d’invention. Mais j’ai confiance. Nous sommes sur un continent dont l’empreinte environnementale est encore très faible. Il est encore possible d’innover pour mettre au point des itinéraires et des pratiques préservant les grands équilibres environnementaux et climatiques. Il faut juste la volonté. Et les ressources. Mais la crise sanitaire n’a-t-elle pas montré que, face aux grands défis, la mobilisation budgétaire n’était pas un obstacle ? Ce qui a été fait contre le Covid, ne peut-on le faire contre la misère, le mal-développement, la détresse de populations entières qui n’ont, du coup, pas d’autres choix sinon de s’arracher à leurs terres et de migrer. Quand je dis « gagnant-gagnant », je pense aussi à cela.
Je voudrais que, sur le podium des Jeux olympiques de l’agro-développement de l’Afrique, il y ait I AM AFRICA. Je pense qu’avec le génie des signataires de la charte I AM AFRICA, qui sont tous des champions, français, européens, africains, le développement de l’agriculture en Afrique et la mise en œuvre des idées dans la créativité seront tout à fait possibles. On a besoin d’une volonté politique, de la prise de conscience des politiques africains, européens et français en particulier, notamment l’Agence Française de développement, le président Macron, ainsi que d’autres présidents. J’en appelle à eux pour soutenir les idées mobilisées au sein d’I AM AFRICA. En aidant l’Afrique, continent proche de l’Europe, à réussir sa double révolution verte, nous faisons d’une pierre deux coups. Non seulement on va gagner le pari du développement en Afrique mais on va aussi commencer à maîtriser les grandes migrations et les effets les plus funestes de la désespérance.