(BFI) – Impulsés par des fonds publics limités, des investissements privés seront le moteur d’une croissance inclusive portée par plus de création de valeur dans un ensemble intégré.
Dans le contexte des mesures d’urgence de lutte contre les conséquences sanitaires et économiques de la crise du Covid-19, il importe de décrypter la réalité des financements proposés à l’Afrique. Certains de ses pays, parmi les 25 les plus pauvres du monde, bénéficient d’aides spéciales du FMI pour rembourser leurs dettes pendant ces six prochains mois. Ce sont des dons. D’autres utilisent des droits de tirage spéciaux (DTS) pour obtenir des prêts sans intérêts. Mais tous bénéficient d’un moratoire de six mois qui leur permet de ne pas payer les intérêts de leurs dettes pour cette période. Enfin, la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque mondiale (BM) offrent des ressources supplémentaires y compris par la réallocation des fonds de certains projets qui étaient déjà approuvés.
Dette africaine : un puits sans fond
Bien qu’appréciés par les gouvernements africains, ces efforts ne réduisent pas leurs dettes de manière significative. Certaines de ces mesures en augmentent même le volume. Ce sont pourtant les institutions financières multilatérales qui s’étaient récemment alarmées du poids grandissant de la dette africaine. Le sujet était même au centre de la Conférence de Dakar du 2 décembre dernier sur le thème « Développement durable et dette soutenable : trouver le juste équilibre ». Peu après, s’est ensuivie une polémique entre la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) quant à leurs responsabilités respectives dans l’accroissement de la dette africaine. Au même moment, le cataclysme de la crise du Covid-19 était sournoisement en marche en Chine et vraisemblablement en Italie aussi. Et voilà donc qu’en trois mois, l’urgence de réduire la dette semble rangée au placard par ces mêmes institutions pour parer aux destructions du Covid-19. C’est que les institutions financières multilatérales ne font qu’avec ce qu’elles savent faire le mieux.
Dans ce contexte nouveau, ce sont donc paradoxalement les États africains, encore tout récemment accusés de « frivolité » envers les emprunts, qui ont pris conscience de la nécessité de sortir des cycles d’endettement sans fin qui risquent de noyer leurs économies. L’Afrique, dans le sillage de l’appel lancé par le président du Sénégal Macky Sall, réclame maintenant l’annulation pure et simple de la totalité de sa dette publique ainsi que la restructuration et le rééchelonnement de sa dette privée. Même le pape François s’y est mis lors de son homélie de la messe de Pâques, suivi par le président français Emmanuel Macron. Au-delà même de la faisabilité d’une telle opération, il convient de replacer la dette dans le contexte de son expansion.
L’endettement, fruit d’un système
À chaque modèle économique, son système d’endettement. Celui hérité du « consensus de Washington » n’a été le bon ni pour l’Afrique ni pour les pays développés. Parce que dans les pays occidentaux, l’endettement public massif a été favorisé par la mise en œuvre des dix « commandements du consensus de Washington » pendant les années où Margaret Thatcher était Premier ministre de Grande-Bretagne (1979-1990) et où Ronald Reagan a présidé les États-Unis d’Amérique (1981-1989). Concrètement, il s’agissait de libéraliser toutes les économies et de privatiser la plupart de leurs entreprises publiques.
Le désinvestissement dans l’industrie et les infrastructures
Des arrangements devant donner naissance à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont préparé presque tous les pays à s’ouvrir au libre mouvement des biens et services. Résultat : beaucoup d’entreprises des pays de l’hémisphère nord se sont délocalisées vers les « économies des marchés émergents ». Ayant laissé faire, les États ont littéralement cessé d’investir dans les infrastructures, la santé, la recherche-développement et bien d’autres domaines d’importance comme l’industrie, pour laquelle presque plus aucune politique n’a été poursuivie dans plusieurs pays…
En effet, excepté les pays du nord de l’Europe, l’Allemagne et la Suisse, qui ont maintenu leurs bases industrielles avec force internalisation de chaînes de valeurs pour la protection de leurs labels économiques, la plupart des économies occidentales se sont mises en mode « pilotage automatique » sous la férule d’institutions nationales et multilatérales dont la particularité était d’être administrées par des bureaucrates.
L’affaiblissement de pays développés
Ainsi a été poursuivi un modèle de globalisation qui a, petit à petit, fabriqué de la pauvreté dans des pays dits développés. L’explication en est simple. Les investisseurs privés occidentaux eux-mêmes étant allés ailleurs financer et monter des usines pour fabriquer à bas coûts, ont exporté vers les économies des marchés émergents, technologie, savoir-faire et emplois. Ils ont contribué à augmenter la masse de produits importés en Europe, aux USA et en Afrique. Pire, même les services s’y sont mis. Il en est ainsi de la comptabilité qui, entre autres services, a été délocalisée.
La conséquence en est que les pays occidentaux et l’Afrique sont peu à peu devenus des marchés de consommation alors que le chômage et la pauvreté s’y développaient. Dans cette affaire, ils ont tous beaucoup perdu. Non seulement les États concernés ont perdu d’énormes recettes fiscales et budgétaires, mais encore, ils ont été obligés de financer leurs filets de sécurité sociale par de l’endettement public. Ainsi, l’essentiel de leurs dépenses publiques financées par l’endettement n’étaient plus des investissements publics pouvant générer des ressources pour les rembourser. La crise fiduciaire et financière de 2008 a achevé d’installer ces États dans un endettement structurel que la lutte contre la crise du Covid-19 risque d’aggraver.
La dévastation de l’Afrique
Les économies africaines, qui souffrent depuis les années 1970 des sécheresses combinées avec la détérioration des termes de l’échange et des crises pétrolières, ont été plus encore touchées par le diktat du « consensus de Washington ». Parce que les conditions drastiques mises à l’accès aux ressources financières bilatérales et multilatérales se sont multipliées : mise en œuvre de « programmes de stabilisation » et de « programmes d’ajustement structurel » avec le FMI et la BM, conformité aux règles et disciplines de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), désengagement public d’« entreprises non essentielles », « privatisation » de la fourniture de services publics, embargo sur tous les investissements à « coefficient de capital élevé », etc. Conséquence : les investissements dans les infrastructures, la recherche, l’éducation, la santé et d’autres systèmes et structures de développement économique et social ont été abandonnés. Dans le même temps, l’ouverture progressive au commerce consacrée par les accords instituant l’OMC qu’ils ont signés s’est imposée aux États africains.
Le contre-système des économies des marchés émergents
Si l’Europe, l’Afrique et les États-Unis se sont laissé entraîner dans une fabrique de pauvreté, à des degrés divers, par la mise en œuvre du « consensus de Washington », les économies des marchés émergents ont opté pour une autre approche. Dirigés par des « gouvernements stratèges » qui croient dans la politique de développement, des pays comme la Chine, la Corée du Sud, le Vietnam, Taïwan, Hongkong, Singapour, la Malaisie, l’Indonésie, les Émirats arabes unis, la Turquie entre autres, ont utilisé de l’argent public en quantité plus limitée pour construire des « plateformes de compétitivité intégrées » (PCI) dans de nombreux secteurs économiques. Cela leur a permis d’attirer massivement des « investissements directs étrangers » (IDE).
De fait, alors que l’Europe et les États-Unis d’Amérique délocalisaient massivement leurs entreprises et que l’Afrique se confinait davantage dans son rôle de fournisseur de matières premières, les économies des marchés émergents accumulaient du capital financier grâce à leurs recettes fiscales et douanières accrues. Ceci a été rendu possible par des politiques volontaristes, interventionnistes et rigoureuses par lesquelles elles ont soigneusement évité de financer leur essor par un endettement massif.
Voilà pourquoi, alors que la question de la dette publique est sur toutes les lèvres, il n’y est pas beaucoup question de celle de ces pays. Ceux-ci ont plutôt acheté de la dette publique des pays occidentaux, investi dans leurs infrastructures, prêté de l’argent et soutenu leur secteur privé en Afrique avec des stratégies interventionnistes qui ont permis de renforcer leur présence dans des secteurs comme les infrastructures, les mines et les grands travaux. C’est comme cela que la Chine est devenue créancière pour environ 40 % de la dette africaine. Elle dispose ainsi d’un pouvoir de négociation qui la rend incontournable dans toutes les discussions concernant la dette africaine. La prise de conscience que permet la crise du Covid-19 est donc une chance pour l’Afrique de changer son modèle de développement ainsi que son mode de financement.
Comment l’Afrique peut-elle prendre sa chance ?
Les investisseurs des économies des marchés émergents ayant tendance à développer l’expertise nécessaire pour suivre des opportunités, il convient d’élaborer et de présenter des notes de politique à des communautés financières et industrielles auxquelles il faut démontrer la transparence et la cohérence de nouvelles stratégies d’allocation d’actifs financiers en Afrique. L’avantage est que cela met en évidence des opportunités d’investissements rentables en Afrique, même à court terme. Une telle approche pourrait donner lieu à des programmes de « coentreprise » et faire naître des « consortia d’investissements » avec des « Partenariats Stratégiques Public-Privé sur les Chaînes de Valeurs » (PSCV).
Les modèles de partenariat proposés s’appuient sur la transformation industrielle des ressources en Afrique pour créer des pôles de croissance qui sont reliés entre eux par des plateformes logistiques qu’il faut installer sur des chaînes de valeurs. Ils s’appuient sur une logique d’intégration économique et spatiale qui distribue des potentiels de croissance intégrés et complémentaires en Afrique. C’est comme cela qu’on pourrait graduellement construire en Afrique une constellation de « centres de croissance multipolaires » (CCMP) qui seront reliés par une capillarité de chaînes de valeurs qui traversent les espaces régionaux et sous-régionaux du continent. C’est là une manière de bâtir des économies africaines coémergentes et résilientes sur leurs forces, tout en y créant des millions d’emplois durables pour éradiquer la pauvreté, définitivement.
Il s’agit bien de créer toute une machinerie économique intégrée et de la mettre progressivement en branle. Il faut donc commencer par identifier des pays africains qui abritent une masse critique de systèmes et structures qui leur permettent de fonctionner comme des locomotives pour la coémergence du continent. L’analyse montre que plusieurs pays sont conséquemment configurés pour être renforcés et pour jouer ce rôle. Il est possible d’illustrer cela avec le cas du Maroc.
Pourquoi le Maroc pourrait être un exemple de locomotive
D’abord, le Maroc était déjà assez engagé à revoir entièrement son modèle de développement avant l’avènement du Covid-19, avec sa « commission spéciale sur le modèle de développement » (CSMD). Le pays est aussi géotratégiquement bien situé entre l’Afrique et l’Europe qui est à seulement 14 kilomètres de ses côtes maritimes. Il est voisin immédiat avec l’Afrique subsaharienne, ce qui a encouragé ses dirigeants à demander son adhésion à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest » (Cedeao)). Donc rien que de par sa position géostratégique, le pays pourrait jouer un rôle important dans le cadre de la Zone de libre échange continentale africaine (ZLECA). Il pourrait donc devenir un « centre de croissance multipolaire » (CCMP) avec aussi bien des effets de polarisation d’activités économiques au Maroc que des effets de diffusion de nouvelles opportunités économiques sur l’Afrique. Cet élément est essentiel pour la construction de chaînes de valeurs continentales et pour des partenariats en coentreprise qui connectent l’Afrique et le reste de l’économie mondiale.
De plus, dans le cadre de la lutte immédiate contre les effets sanitaires et économiques du Covid-19, la base industrielle naissante et en pleine dynamique du pays, a démontré beaucoup de flexibilité et d’agilité en convertissant rapidement des lignes de production industrielle pour fabriquer des produits prophylactiques qui sont indispensables pour limiter la propagation du Covid-19. Par exemple, des usines pour produire des masques et du gel hydroalcoolique y ont été mis en place en très peu de temps au moment où des pays développés se battaient sur des cargaisons de ces mêmes produits venant d’Asie. Il faut encore noter que le pays est en train de se doter rapidement d’une culture industrielle qui essaie de maximiser le contenu local des chaînes de valeurs globales, ce qui contribue à y changer mentalités et comportements. Par exemple, les initiatives prises dans le domaine de l’industrie automobile où la valeur locale n’a cessé d’augmenter, illustrent le volontarisme efficace porté notamment par son ministère du Commerce, de l’Industrie, de l’Investissement et de l’Économie numérique qui est déterminé à pousser le pays à bâtir son économie sur ses forces.
Tout cela prédispose le Maroc à tester l’efficacité des « partenariats stratégiques public-privé sur les chaînes de valeurs » (SPCV) en utilisant des fonds publics limités pour attirer des investissements privés massifs avec une combinaison d’ingénieries technique, économique et financière taillées sur mesure.
Ce que le Maroc pourrait faire à court et moyen terme
À court terme, le gouvernement marocain pourrait émarger des fonds d’amorçage pour identifier des grappes potentielles dont le développement pourrait soutenir la transition du secteur informel et le restructurer pour augmenter sa productivité, sa compétitivité, et ainsi créer des centaines de milliers d’emplois durables pour les jeunes. L’utilisation de ressources financières publiques limitées permettrait aussi d’identifier des possibilités d’investissement dans des grappes économiques et des chaînes de valeurs aptes à soutenir ce modèle d’intégration économique inclusive en Afrique, parce que fondé sur la transformation de ses « avantages comparatifs » en « avantages compétitifs ».
À moyen terme, la mise en place d’un « fonds de développement de projets » (FDP) pourrait aider à financer le développement de projets jusqu’à des niveaux de maturité et d’appréciation des risques qui permettent de les « revendre » aux investisseurs privés.
L’identification, le développement et la coordination d’un tel modèle de croissance inclusive et progressivement intégrante à l’échelle du continent, passe par le développement des capacités d’« entrepreneuriat institutionnel » au Maroc et progressivement dans d’autres pays. Les bureaucrates peuvent être aidés à se muer en « entrepreneurs institutionnels » par de la formation dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie proposée. Cela permettrait de concevoir et multiplier plus rapidement des « partenariats stratégiques public-privé sur les chaînes de valeurs » multidimensionnels autour de projets en grappe et présenter des opportunités concrètes d’investissements solidaires aux investisseurs privés et institutionnels. Cette opération de « promotion proactive des investissements » (PPI) pourrait se faire avec la mise en place de systèmes et structures d’une « conférence permanente des investisseurs du Maroc » (CPIM). Une manière d’y réorienter et de restructurer la promotion des investissements et de l’adapter à la stratégie proposée.
Ce sont là des éléments de stratégie dont la diplomatie économique marocaine pourrait rapidement se servir pour soutenir ses discussions en cours avec les dirigeants africains et qui pourraient aboutir à un projet de coémergence africaine. Le Maroc n’en serait qu’une des premières étapes dans la construction de « centres de croissance multipolaires » (CCMP) partout en Afrique, avec la même doctrine et les mêmes principes. Dans le contexte actuel, un tel modèle fait sens. Il réduit l’usage de fonds publics au minimum et élimine la tendance à l’endettement public. Un pas important pour reconstruire les économies africaines sur des bases endogènes plus saines pour, enfin, hâter l’intégration économique et spatiale du continent dans des directions pertinentes et acceptables pour tous ses États.
Papa Demba Thiam, économiste sénégalo-suisse, cet ex-cadre de la Banque mondiale est professeur et entrepreneur privé pour le développement des chaînes de valeurs.