(BFI) – Alors que, devant le Medef, le président Macky Sall a appelé à « poser un nouveau regard sur les Africains », voici la preuve que des pistes d’avenir existent.
Alors qu’elle s’apprêtait à célébrer ses 60 ans d’indépendance, l’Afrique a vu la crise sanitaire du Covid-19 révéler de manière crue les grandes insuffisances de son système de santé ainsi que ses faiblesses structurelles sur le plan économique. Le constat est d’autant plus affligeant que certains analystes en avaient fait la nouvelle frontière du développement. Une série de questions s’impose : qu’est-ce qui, en Afrique, relève du mirage ou de la réalité ? Comment en est-on arrivé là ? Quelles pistes de solutions peuvent être exploitées ? Pour avoir conçu et concrétisé des projets industriels en Afrique comme spécialiste du développement des chaînes de valeur, entrepreneur mais aussi directeur de projets pour les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) en liaison avec l’Union européenne, l’Onudi, le Club du Sahel de l’OCDE et à la Banque mondiale, le Dr Papa Demba Thiam a vu l’envers et l’endroit d’une réalité complexe qu’il a accepté de nous décrypter.
L’Afrique francophone fête ses 60 ans d’indépendance. Quel bilan économique peut-on tirer de cette période ?
Un bilan contrasté, vu la diversité des économies africaines. La situation d’ensemble s’est détériorée depuis quarante ans avec les programmes de stabilisation et d’ajustement structurel. La désindustrialisation est allée de pair avec l’arrêt des investissements publics dans les infrastructures, l’éducation, la formation, la recherche, les systèmes et structures de santé publique, etc. Mais, une économie étant une universalité de rationalités interdépendantes et en dynamique, elle change de direction et contourne les obstacles. C’est ainsi que l’économie informelle s’est partout développée, contribuant à réduire l’expansion de la pauvreté et à développer la solidarité sociale. Elle représente entre 70 et 90 % de l’économie selon les pays. Les indicateurs officiels de croissance ne peuvent pas mesurer ses performances, et gouvernements et institutions multilatérales la combattent plus qu’ils ne la soutiennent. C’est pourquoi les économies africaines s’étouffent avec un phénomène de plafonnement des activités productives, sans accumulation de capital pour soutenir des changements de structures nécessaires pour bâtir les économies africaines sur leurs forces. Les populations survivent plus qu’elles ne se développent socialement. Le chômage touche même les diplômés, comme en Afrique du Sud, officiellement 2e économie du continent, où 54,5 % des jeunes sont sans emploi. Des bombes sociales à retardement dans un continent où l’âge médian est de 19,7 ans avec 1 milliard de jeunes de moins de 35 ans cette année.
Sur quels points les gouvernements et les institutions multilatérales ont-ils dérapé dans leurs analyses et leurs actions sur le continent ?
La plupart des gouvernements africains n’ont plus de politiques économiques inspirées par les réalités du terrain. Ils dépendent des experts des institutions multilatérales qui leur dictent leurs conduites économiques et financières en contrepartie d’appuis budgétaires. Mais, les instruments conceptuels et d’analyse d’experts ne convenant pas au domaine de définition des économies africaines, les instruments d’intervention imposés aux gouvernements africains ne sont ni cohérents, ni pertinents, ni congruents. Comment peut-on déterminer le taux de croissance d’une économie en ne pouvant mesurer qu’entre 10 et 30 % de ses activités (le secteur formel) ? Parce que c’est ce qui permet de mesurer les revenus des États, leur capacité de remboursement, donc d’endettement. On n’est donc plus dans le développement. C’est pourquoi les institutions multilatérales se sont systématiquement spécialisées dans l’administration des conséquences de la pauvreté. C’est ce qui explique qu’on puisse dire de quelqu’un de très bien payé dans une institution multilatérale de développement qu’il est un « économiste principal ou un spécialiste de la pauvreté ». Tenez, en 1960, c’était l’aide au développement, en 1970, l’assistance technique, en 1980, l’aide humanitaire, en 1990, la lutte contre la pauvreté, en 2000, la réduction de la pauvreté et, depuis 2010, la réduction de l’extrême pauvreté. À chaque décennie d’indépendance, son dégradé d’ambitions pour l’Afrique.
Prometteuse avant la crise du Covid-19, l’Afrique va vivre une forte récession cette année. À quelles conditions vous paraît-elle pouvoir s’en sortir ?
Prometteuse ? Ne vous fiez pas à ces taux de croissance de PIB qui ne veulent rien dire pour le quotidien des masses africaines. Avant la survenue du Covid-19, l’Afrique était structurellement en crise économique, avec de l’endettement intérieur et extérieur souvent insoutenable. Les nouveaux appels à l’annulation-restructuration de la dette en période de Covid-19 suivent les alertes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, qui ont mis les États africains en garde contre l’endettement insoutenable bien avant la survenue de la pandémie. Il est clair que les efforts des gouvernements pour lutter contre les effets sanitaires du Covid-19 et le ralentissement économique subséquent vont plomber la croissance aussi bien dans les secteurs formel et informel, dans un contexte d’endettement public accru. Mais relancer la machine économique sur les mêmes bases, les mêmes recettes et les mêmes expertises relèverait de l’autisme politique. Pourquoi donc ne pas mobiliser l’expertise africaine pour réinventer les économies du continent plutôt que de s’engager dans des opérations de « branding » de célébrités qui participent d’une certaine forme d’escroquerie intellectuelle ?
Il faudrait éviter le piège de la nouvelle supercherie intellectuelle et institutionnelle qui se monte pour encore capter les ressources de l’aide au développement. Elle pousse les mêmes experts qui ont échoué à s’emparer de concepts qu’ils ne comprennent même pas, comme « changer de paradigme », « relocaliser les chaînes de valeur » ou encore l’« industrialisation ». Les politiques devraient aussi éviter de verser dans des déclarations à caractère populiste et difficiles à traduire en actes. Par exemple, la surenchère des discours sur la relocalisation d’industries souveraines, en réponse aux vulnérabilités structurelles exposées par la situation induite par la pandémie, a été trop bien vendue aux opinions publiques africaines pour ne pas être suivie d’actes concrets. Mais il sera difficile de « décréter » des relocalisations d’industries sans les protéger avec des barrières techniques au commerce faites sur mesure et/ou avec de nouvelles taxes douanières.
Comment, dans un environnement économique international où les cartes sont rebattues, l’Afrique peut-elle se construire un avenir ?
Déjà, ne plus se soumettre au diktat de la pensée unique, telle que le consensus de Washington qui a fabriqué de la pauvreté pour tous, la contamination économique globale du Covid-19 n’en étant qu’un épitome. Il faut plutôt concevoir et mettre en œuvre des stratégies économiques adaptées à chaque environnement, en fonction de ses caractéristiques propres. Il faut bâtir les économies africaines sur leurs forces en considérant au moins deux facteurs : la disponibilité des ressources et une transition stratégique et inclusive du secteur informel. Il faut mener des politiques de développement fondées sur : la transformation industrielle des ressources ; des « stratégies d’interface » pour développer des chaînes de valeur qui lient des pôles économiques ; l’intégration des activités informelles dans des chaînes de valeur formelles ; et des partenariats stratégiques publics-privés sur les chaînes de valeur pour créer des centres de croissance multipolaires intégrés, autocentrés, donc plus résilients.
Le Point Afrique