(BFI) – Contexte mondial inédit, résurgence des politiques protectionnistes, difficile gouvernance de l’organisation,… Binta Barry, avocat à la Cour et Future Energy Leader au Conseil mondial de l’énergie, revient dans cette tribune sur les futurs défis qui attendent Ngozi Okonjo-Iweala, la nouvelle directrice générale de l’OMC.
C’est le genre de nouvelle qui redonne aux (optimistes) observateurs des dynamiques gouvernant les relations internationales foi en la capacité de l’humanité à déconstruire les paradigmes du passé et à se réinventer.
Un évènement doublement historique
Lundi 15 février dernier, Dr Ngozi Okonjo-Iweala, une économiste et experte en développement international nigériane âgée de 66 ans, a été officiellement nommée directrice-générale de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Cette décision prise à l’unanimité par les représentants des 164 Etats membres de l’organisation basée à Genève, intervient à l’issue d’un processus qui aura duré neuf mois et confirmé la dimension éminemment politique et géostratégique de la fonction de directeur-général de l’OMC.
Très tôt, le profil du Dr Ngozi Okonjo-Iweala se distingue, son impressionnant parcours professionnel et sa réputation de rassembleuse suscitant un support quasi unanime des membres de l’organisation.
Pourtant, le soutien, indispensable, des Etats-Unis manque à l’appel, l’administration Trump bloquant farouchement la candidature de celle qui est aussi détentrice de la nationalité américaine.
L’élection du président Biden en novembre 2020 change la donne, ce dernier annonçant très vite son « soutien appuyé » au Dr Ngozi Okonjo-Iweala.
Cette nomination, saluée dans les sphères diplomatiques et politiques, est un évènement historique, et ce, à double titre : il porte à la tête d’une des organisations internationales les plus puissantes au monde une femme, une femme africaine de surcroit.
Un contexte économique incertain
Sa prise de fonction effective, prévue pour le 1er mars prochain, intervient toutefois à un moment particulièrement incertain pour le futur des économies mondiales, la crise sanitaire que nous traversons ayant entrainé dans son sillage une récession économique quasi généralisée, mais aussi révélé les insuffisances chroniques dont souffrent nos modèles de gouvernance mondiale.
Les flux commerciaux internationaux sont en chute libre, des politiques commerciales nationalistes et protectionnistes resurgissent ici et là, les grandes puissances économiques (que sont la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne) continuent de se livrer une guerre commerciale insidieuse alors qu’une frange conséquente de l’humanité reste toujours en marge de la mondialisation des échanges, subissant de facto le déséquilibre latent engendré par des balances commerciales déficitaires.
On comprend dès lors l’importance du rôle que l’OMC, dont la mission principale est de promouvoir un commerce de biens et services à travers le monde de la manière la plus libre, fluide et inclusive possible, aura à jouer dans la reprise économique et dans le rééquilibrage (impératif) des relations commerciales internationales.
Une organisation en « panne technique »
Malgré son but louable et hautement ancrée dans l’ADN des relations historiques entre les hommes, l’OMC est décriée.
Sa création en 1995 était pourtant porteuse d’espoir en ce qu’elle constituait la plus ambitieuse avancée dans le domaine de la promotion et de la régulation du commerce international depuis la mise en place, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).
En tant qu’arbitre et gendarme du commerce international, l’OMC est en effet statutairement en charge d’une part, de la négociation et de mise en œuvre des règles du commerce international et, d’autre part, de la résolution des différends qui pourraient surgir dans le domaine entre ses pays membres.
Cette organisation est toutefois régulièrement critiquée pour la lourdeur et la supposée inefficience de ses procédures de fonctionnement qui conduiraient à des blocages répétitifs dans la prise de décision et la conclusion d’accords commerciaux.
Au-delà de son efficacité, c’est l’utilité même de l’OMC qui laisse spécialistes et critiques dubitatifs.
En effet, malgré l’apparente valeur contraignante des règles posées par l’OMC, l’ex-président Trump n’a eu de cesse ces dernières années de les court-circuiter en entretenant avec la Chine (et dans une moindre mesure avec l’Union européenne) des conflits unilatéraux sur les tarifs douaniers applicables à la circulation de certains biens et services.
Il existe également une croyance selon laquelle l’OMC n’aurait pas réussi à contrôler certaines infractions économiques de la Chine, un fait considéré par de nombreux commentateurs comme le plus grand défi commercial du monde aujourd’hui.
En outre, l’un des dispositifs clé de l’OMC, le système de règlement des différends commerciaux entre Etats membres est paralysé depuis près d’un an, après que Trump a bloqué la nomination des membres du panel compétent pour trancher ces litiges.
Enfin, malgré les espoirs suscités par le lancement en 2001 du Doha Development Agenda, dont l’objectif fondamental est d’améliorer les perspectives commerciales des pays en développement par l’abaissement des barrières commerciales (en particulier, tarifaires), la situation de ces pays n’a pas connu d’évolution significative (notamment sur la question de savoir si ces derniers devraient bénéficier d’un traitement privilégié).
Les défis que devra donc relever la nouvelle directrice générale sont à la hauteur des blocages auxquels l’organisation fait face.
Une vision pour les relations commerciales mondiales
Dans son discours d’intronisation, Dr Ngonzi Okonjo-Iweala a exposé une vision claire de ce qu’elle entend accomplir pendant son mandat, indiquant que ses priorités seront de réformer l’institution dans le sens d’une plus grande transparence et efficacité et à travailler, en synergie avec d’autres organisations internationales, à créer un environnement propice à la résolution des problèmes posés par la crise sanitaire et économique actuelle.
Plus particulièrement, elle entend assurer la libre circulation de vaccins anti-Covid et des équipements médicaux nécessaires à la lutte contre la pandémie (son expérience en tant que présidente du conseil du GAVI, l’Alliance du Vaccin, lui donnant une sensibilité pour la question), avancer sur les négociations relatives aux accords commerciaux (très contentieux) sur la pêche et de l’économie digitale, débloquer la situation de stagnation laquelle se trouve le mécanisme de résolution des différends commerciaux interne à l’OMC, assouplir le fonctionnement de l’institution et sa bureaucratie et enfin améliorer les règles du commerce international en favorisant une meilleure cohésion entre les Etats membres.
De manière plus globale, et consciente que le commerce est depuis l’aube de l’humanité un vecteur d’unité entre les peuples, elle entend dépasser une appréhension purement économique des rapports commerciaux, pour en faire un outil de développement humain, de croissance partagée et de rapprochement entre les hommes.
Des ambitions, un agenda de réformes qu’elle développera en usant de l’expérience et des compétences amassées consciencieusement au cours d’une carrière hétéroclite débuté il y a une trentaine d’années.
Une brillante technocrate à la fibre politicienne
Dr Ngozi Okonjo-Iweala est née en 1954 à Ogwashi-Ukwu, dans l’Etat du Delta au Nigeria à une époque où cette terre d’Afrique de l’Ouest était encore sous le joug de la domination coloniale britannique. Issue d’un milieu favorisé et héritière d’une famille princière locale, elle effectue des études primaires et secondaires de qualité dans son pays natal.
Dans les années 70, la brillante élève part poursuivre son éducation aux Etats-Unis, d’abord au sein de la prestigieuse université de Harvard où elle recevra un bachelor en économie et ensuite auprès du Massachusetts Institute of Technology duquel elle obtiendra un doctorat en économie du développement régional.
Elle entame alors une carrière à Washington en intégrant la Banque Mondiale. Elle y exercera en tant qu’économiste spécialisée en développement pendant près de 25 ans, gravissant patiemment les échelons jusqu’à devenir en 2007 numéro 2 de l’institution au poste de directrice générale des opérations. Elle est alors responsable de la gestion d’un portfolio de projets situés en Afrique, Asie du Sud, Europe et Asie Centrale de 81 milliards de dollars.
Au début des années 2000, rappelée par les autorités de son pays natal, elle fait son entrée dans l’arène politique nigériane en tant que ministre des Finances, une fonction qu’elle occupera à deux reprises (de 2003 à 2006 puis de 2011 à 2015). Elle se bâtit alors une réputation de deal-maker (négociant notamment avec les créanciers du Club de Paris une annulation de dette souveraine de 18 milliards de dollars). Elle sera aussi brièvement ministre des Affaires étrangères en 2006.
Mais c’est surtout la lutte inlassable qu’elle mène contre la corruption qui gangrène le fonctionnement des institutions publiques de son pays et les réformes qu’elle mène pour assainir et accroître la transparence dans la gestion des finances publiques qui lui vaudra sa réputation de femme intègre et engagée.
C’est sûrement cette double casquette de technocrate hors pair rodée par une carrière passée à naviguer les méandres de la bureaucratie organisationnelle et de politicienne habile soucieuse de combattre pratiques égocentrés et intérêts particuliers qui lui permettra de concrétiser une vision du monde tournée vers le bien commun.
Une femme noire brisant un plafond de verre
La nomination d’une femme noire issue de la diaspora à la tête de l’une des plus grandes organisations internationales revêt une forte dimension symbolique et donne matière à rêver d’une nouvelle ère dans laquelle la voix des marginalisé(e)s serait enfin entendue.
Dr Ngozi Okonjo-Iweala, de par sa trajectoire de vie et de carrière sur les deux rives d’un océan atlantique qui a été le témoin silencieux de la traite négrière, est l’incarnation d’une diaspora africaine cosmopolite, culturellement métissée et donc intrinsèquement au fait des enjeux qui sous-tendent deux mondes que l’on oppose encore trop souvent (celui développé, opulent et connecté et l’ « autre »).
Celles et ceux qui ont eu le privilège de collaborer avec elle ou de la côtoyer décrivent une humaniste à l’empathie unique, une leader orientée vers la recherche de partenariats gagnant-gagnants dans un esprit d’éternelle compromission mais aussi, et surtout, une épouse, une mère (de quatre enfants) et une grand-mère (de 3 petits-enfants) attachée aux valeurs de la famille et de la solidarité intergénérationnelle. La femme africaine traditionnelle dans toute sa splendeur.
Aux doutes formulés par certains afro-sympathisants sur la réelle valeur ajoutée d’une telle nomination pour le continent africain (son élection n’ayant été possible que grâce au soutien des Etats-Unis et de l’Europe), d’autres répondront énigmatiquement que son attachement à sa terre natale (illustré par les tenues en wax flamboyantes qu’elle arbore dans tous les hémicycles) suffit à prédire qu’elle fera de son mieux pour faire rayonner l’Afrique. En toute hypothèse, est-ce vraiment le rôle de la dirigeante d’une institution internationale, par définition multilatéraliste et en charge des intérêts de tous d’agir pour un groupe distinct ?
La jeune étudiante nigériane qui débarqua en 1973, valises aux bras, dans le temple de la nomenklatura d’une Amérique blanche encore divisé par la question de la lutte pour les droits civiques rêvait peut-être déjà du parcours extraordinaire qui est le sien.
Osons espérer qu’elle réussira dans sa nouvelle entreprise, c’est tout ce qu’on lui souhaite.
Par Binta Barry est avocat exerçant au sein de l’équipe « Energie & Infrastructure » du cabinet Linklaters LLP. Elle est actuellement consultante auprès de l’équipe « Nouveaux Produits » de la Banque Européenne d’Investissement à Luxembourg. Engagée sur la thématique de l’électrification verte du continent africain, elle représente la France pour la deuxième année consécutive en tant que Young Energy Leader auprès du Conseil mondial de l’énergie.