(BFI) – Economiste, experte comptable, financière et ex-ministre au Nigeria, Oby Ezekwesili est notamment connue pour son engagement anti-corruption en tant que co-fondatrice de Transparency International. Mais récemment, l’initiatrice du célèbre hashtag #BringBackOurGirls -en référence à la disparition des lycéennes de Chibok en 2014- a fait de l’émergence du capital humain son nouveau cheval de bataille, en s’attaquant notamment à l’éducation de la prochaine génération. Elle se livre à ce sujet dans cet entretien avec notre confrère de La Tribune Afrique.
Après de forts engagements sur les questions de corruption et de transparence, qu’est-ce qui motive aujourd’hui votre focus sur le capital humain africain ?
En Afrique subsaharienne, plus de 100 000 enfants naissent quotidiennement. Et chaque jour malheureusement, nous trouvons de nouvelles façons de laisser tomber des centaines de milliers de personnes, en leur refusant les opportunités dont ils ont besoin pour construire les niveaux de capital humain nécessaires pour prospérer dans le monde d’aujourd’hui.
Le plus critique de nos échecs dans la construction de ce capital humain nécessaire est probablement notre incapacité à garantir une éducation de haute qualité pour tous nos enfants. Saviez-vous que sur ces cent mille nés chaque jour, environ quatre-vingt-dix mille ne sont actuellement pas capables de lire une phrase simple à l’âge de 10 ans ?
Très souvent, j’imagine avec quelle facilité j’aurais pu être l’un de ces quatre-vingt-dix mille enfants qui -entre autres injustices- sont également confrontés à un système éducatif injuste et inefficace. Si j’étais l’un de ces quatre-vingt-dix mille enfants, je rêverais d’une Oby défendant mes droits. C’est pourquoi j’ai eu l’honneur de lancer Human Capital Africa, une organisation fondée pour veiller à ce que nous combattions cette injustice et travaillions avec les dirigeants nationaux, les décideurs, les donateurs et tous les partenaires pour garantir ce droit à tous les enfants de cette région et de ce continent.
« J’ai toujours insisté sur le fait qu’il est important de célébrer les succès de l’Afrique et de ne pas toujours présenter le continent de manière négative. Cependant, il faut aussi savoir reconnaître quand une situation est à améliorer.»
En évoquant ces données, vous faites probablement allusion à la dernière étude de la Banque mondiale qui rapporte que « 9 enfants sur 10 en Afrique subsaharienne ne savent pas lire et comprendre un simple texte à l’âge de 10 ans ». On parle de « crise de l’apprentissage ». Le sujet sera notamment au cœur du Transforming Educational Summit des Nations Unies en septembre à New York. Mais au regard de la dynamique intellectuelle observée sur le continent ces dernières décennies, cette conclusion (statistique) n’est-elle pas un peu exagérée ?
J’aime que vous reconnaissiez l’existence de certaines performances exceptionnelles en matière d’éducation sur le continent, car un certain nombre d’Africains, d’enfants et de jeunes ont excellé dans l’éducation et les activités connexes au tournant de ce siècle. J’ai toujours insisté sur le fait qu’il est important de célébrer les succès de l’Afrique et de ne pas toujours présenter le continent de manière négative. Cependant, sur cette question de la mauvaise performance de nos enfants dans les compétences de base en littératie et en numératie, nous devons bien reconnaître les faits constatés grâce à ces travaux de recherche, afin de pouvoir y apporter les réponses adéquates.
Le fait que la majorité des enfants constituant ces 9 sur 10 -incapables de lire et comprendre un simple texte à « l’âge de 10 »- sont des enfants de pauvres laissés pour compte dans des écoles publiques défaillantes, signifie que nous devons affronter le problème avec toutes les solutions possibles, afin d’éviter de perpétuer la pauvreté. Selon la Banque mondiale, les jeunes représentent 60 % de tous les chômeurs africains. L’un des principaux facteurs de ce chômage est le manque de compétences, qui empêche ces jeunes de devenir des membres productifs de la société. Cela a un impact direct sur leurs revenus futurs et sur leur chance d’avoir une vie meilleure. À long terme, on prévoit que cette génération d’enfants et de jeunes pourrait perdre 10 milliards de dollars de revenus futurs, soit près de 10 % du PIB mondial.
Étant donné que cette crise de l’apprentissage peut avoir un impact énorme sur notre économie et qu’elle a et continue de priver des individus d’une chance d’avoir une vie meilleure, je ne pense certainement pas que ce soit exagéré. C’est cette triste réalité qui incitera les gens à agir pour le changement.
Le continent a deux importants agendas de développement (2030 des Nations Unies et 2063 de l’Union africaine) dont l’éducation constitue un pilier. La Covid-19 a porté un coup à la dynamique en raison des confinements… Alors que la formation s’avère incontournable pour disposer de ressources qualifiées, quelles mesures les pays peuvent-ils prendre pour assurer ce capital humain, afin de relever leurs grands défis économiques et sociaux ?
La Covid-19 nous a fait reculer de quelques pas dans notre lutte pour relever le défi de l’apprentissage. Cela a en outre créé des inégalités dans l’apprentissage en raison de la fracture numérique, de nombreux enfants et jeunes n’ayant pu bénéficier d’aucun temps d’enseignement lorsque les écoles étaient fermées. A noter que les filles étaient également disproportionnellement les premières victimes de cette situation.
Pour remédier aux impacts négatifs de la pandémie, les pays doivent faire plusieurs choses : reconnaître le défi posé par COVID-19 en examinant l’état actuel de l’éducation dans le pays – en particulier l’apprentissage à l’école primaire ; prioriser la question à tous les niveaux de gouvernement ; travailler immédiatement pour atteindre tous les enfants et les aider à rester à l’école ; aider les enseignants à évaluer l’apprentissage des enfants et à leur enseigner selon leur niveau ; privilégier l’enseignement des fondamentaux, renforcer l’apprentissage de rattrapage et soutenir la santé psychosociale et le bien-être de chaque enfant ; recueillir, rapporter et utiliser des données sur l’apprentissage des élèves et le système éducatif.
Deux autres choses me semblent tout aussi importantes à savoir : tirer des leçons des données probantes et des meilleures pratiques d’autres pays, et mettre en œuvre ce qui fonctionne ; se responsabiliser et responsabiliser les autres en faisant régulièrement le point sur les progrès.
Fervente actrice du monde financier hier, que pensez-vous de la manière dont les acteurs de la finance peuvent contribuer à faire avancer les choses ?
À mon avis, le monde financier a un rôle majeur à jouer dans l’amélioration de l’éducation sur la base des agendas de l’ONU et de l’UA. Ce rôle est double. Le premier volet fait référence à la communauté mondiale et les institutions financières qui devraient collaborer avec les pays africains pour mobiliser des ressources suffisantes qui soutiennent la grande vision de l’éducation, en particulier la littératie et la numératie fondamentales. Considérant que dans le sillage de la Covid-19, l’appui financier au développement pour l’éducation a diminué en pourcentage, il est crucial de discuter de nouvelles idées pour mobiliser et tirer parti des flux supplémentaires, car sans ressources financières suffisantes, il sera difficile pour les pays en développement d’atteindre l’objectif de transformation de l’éducation.
Le second volet concerne le fait que les pays doivent être soutenus pour répondre à une demande d’utilisation efficace et efficiente de leurs ressources nationales ainsi que d’aide au développement de la part des amis de l’Afrique. C’est quelque chose qui, à mon avis, est souvent négligé et qui conduit à une mauvaise affectation des fonds ou à la corruption. Les donateurs doivent encourager les bénéficiaires à établir des routines transparentes d’examen des performances ou de responsabilisation qui agissent non seulement comme un contrôle pour les donateurs, mais aussi pour que les bénéficiaires examinent leurs performances, identifient les lacunes et prennent des mesures pour s’améliorer.
Dans nos pays de manière générale, l’enseignement privé prend le dessus en matière d’éducation parce que le système d’enseignement public est souvent jugé défaillant. Mais cela induit un coût toujours plus exorbitant pour les populations, privant donc les moins nantis d’une éducation de qualité comme vous le souligniez tantôt. Comment résoudre cette problématique? Y a-t-il un équilibre à avoir entre secteur public et secteur privé en matière d’éducation nationale ?
Certainement, je ne pense pas qu’il y ait d’autre alternative viable. Il ne fait aucun doute que l’enseignement privé comble de nombreuses lacunes laissées par le système d’éducation public, mais cela a un coût. Et malheureusement, la population de la plupart des pays d’Afrique ne peut pas se permettre ce coût.
Même dans les pays développés, l’enseignement privé existe en parallèle du système éducatif public et non comme son substitut. Dans notre contexte, cette substitution est encore plus difficile. Je crois fermement que l’accès à l’éducation financée par l’État au niveau fondamental, pour ceux qui n’ont pas la capacité de payer pour l’éducation privée, est la responsabilité obligatoire de tout gouvernement.
Vous êtes connue par ailleurs pour être à l’origine du hashtag #BringBackOurGirls libérées, mais nombre d’entre elles sont finalement portées disparues. Comment les pays exposés aux attaques terroristes peuvent-ils adresser la question d’une éducation de qualité pour tous, en toute sécurité ?
Le terrorisme est une cause majeure de déscolarisation de nombreux enfants dans des pays politiquement instables et dangereux. Il devient dangereux pour les élèves d’aller à l’école, les enseignants tentent de quitter le pays et les enfants risquent également d’être recrutés par des groupes armés opérant dans les zones.
Il incombe aux organisations nationales et internationales de travailler collectivement pour s’assurer que les enfants ne soient pas privés de ce droit fondamental en raison de ces troubles politiques ou sécuritaires. La Déclaration sur la sécurité à l’école est une mesure mondiale prise pour protéger l’apprentissage. Ces initiatives doivent être mises en œuvre sur le terrain, dans l’intérêt des enfants, tant par la communauté internationale que par les pays qui y ont adhéré. Nous devons favoriser des relations plus solides entre l’establishment de la sécurité et les ministères et administrateurs de l’éducation afin de concevoir des modèles innovants qui peuvent sécuriser et garantir l’accès à l’apprentissage et aux écoles, même dans les communautés touchées par le conflit.