(BFI) – Première compagnie aérienne en Afrique, Ethiopian Airlines est l’un des rares transporteurs à avoir fait du chiffre au cœur de la profonde crise qui a récemment frappé le transport aérien mondial. La Tribune Afrique a rencontré son CEO, Mesfin Tasew, en marge de l’Aerospace African Forum organisé le 16 février à Casablanca. Dans cet entretien, il livre la recette de succès du fleuron éthiopien, évoque les ambitions de développement de la firme notamment ses projets en République démocratique du Congo (RDC) et au Nigeria, tout en partageant son analyse en vue d’un développement efficace de cette industrie.
Depuis de nombreuses années -surtout avec l’essor du tourisme africain- les vœux se multiplient pour une industrie du transport aérien régionale forte et surtout qui favorise des déplacements plus aisés d’un pays à l’autre. Quelles observations faites-vous depuis Addis Abeba et toutes les villes que vous desservez en Afrique et dans le monde ?
En général, l’industrie africaine du transport aérien est encore peu développée et fragmentée. Outre quelques exceptions, les compagnies aériennes sont encore petites, peu autonomes en termes de ressources humaines et ont souvent besoin d’être soutenus sur plusieurs services. Il y a donc lieu pour plusieurs d’entre elles, à mon avis, d’associer leurs ressources, afin de construire des compagnies aériennes solides. Cela permettra d’accélérer le développement de l’industrie du transport aérien en Afrique.
Ensuite, les gouvernements ont un rôle crucial à jouer afin de créer un environnement propice pour la croissance des compagnies aériennes. Cette conjugaison des efforts de part et d’autre fera de cette industrie un catalyseur du développement économique et humain de notre continent.
Ethiopian Airlines est l’une des rares compagnies aériennes à avoir maintenu la tête hors de l’eau malgré la crise qui a bouleversé le transport aérien mondial, avec une activité quasi-maintenu. Pouvez-vous retracer le film de ce succès ?
Il faut noter qu’Ethiopian Airlines est organisée comme un groupe d’aviation diversifié. De ce fait, nous ne sommes pas uniquement une compagnie aérienne. Nous sommes engagés dans le transport de passagers, dans le fret aérien, dans la maintenance de moteurs et composants d’avions. Nous sommes également engagés dans la formation aérienne, dans la restauration aérienne et détenons une grande installation produisant des repas à servir à bord. Au cours des cinq dernières années en outre, nous avons diversifié nos opérations pour inclure l’exploitation aéroportuaire et l’hôtellerie. Nous avons un grand hôtel construit en deux phases avec une capacité de 1000 logements, pour en faire l’une des plus grandes en Afrique.
Lorsque la pandémie de Covid-19 est apparue en mars 2020, tous les pays ont fermé leurs frontières. Au lieu de fermer boutique, nous avons identifié deux opportunités. La première était liée à la volonté de retour au pays d’origine de plusieurs travailleurs notamment expatriés, cherchant des vols charters de toute l’Afrique vers l’Europe, l’Amérique du Nord et autres. Nous avons donc redirigé nos avions de passagers pour transporter ces voyageurs. La deuxième opportunité était liée à la demande croissante du fret. Pendant cette période en particulier, les besoins d’équipements de protection individuelle (EPI) se sont accrus dans tous les pays, en tant qu’outils préventifs. La Chine en fabriquait en masse. Nous avons donc déployé tous nos avions cargos pour transporter ces EPI et les avons distribués en Afrique, en Europe et en Amérique.
Ces activités ont donc été sources de revenus pour vous au moment où le secteur dans son écrasante majorité perdait de l’argent …
En faisant tout cela, nous avons généré suffisamment de revenus pour compenser les pertes résultant de la suspension du transport des passagers. La demande d’opérations de fret a augmenté si rapidement que nos 14 avions cargos étaient devenus insuffisants. Nous avons alors temporairement converti 26 de nos avions passagers en retirant les sièges. Cela nous a permis de disposer de 40 avions cargos pour répondre à la demande de fret. Nous avons travaillé ainsi en avril, mai, juin, juillet et août. Nous avons pu générer des revenus qui étaient assez bons pour nous permettre de garder nos employés, payer nos dettes et couvrir tous nos besoins financiers.
A partir de septembre, certains pays ont commencé à ouvrir leurs frontières. Nous avons alors repris progressivement le transport des passagers. Vers le milieu de 2022, nous couvrions à nouveau toutes nos dessertes, sauf la Chine. La réouverture des frontières chinoises en janvier de cette année nous a permis de reprendre les vols vers la Chine et d’ici juin prochain, le nombre de passagers que nous transportons va probablement excéder le niveau pré-Covid. C’est ainsi que nous avons réussi à traverser la période Covid.
Grâce à cette stratégie en effet, nous avons fait du chiffre chaque année. Nous avons enregistré des bénéfices en 2020, en 2021 et nous avons réalisé un bénéfice historique en juin 2022, grâce aux activités de fret qui ont représenté 50 % de notre chiffre d’affaires total. Actuellement, l’activité de transport des passagers s’est bien rétablie et contribue à 70% de nos revenus, quand le fret y contribue pour 30%. Nous nous en sortons très bien. Notre business model diversifié -qui inclut le fret en plus du transport des passagers- et notre agilité -pour identifier les opportunités, les saisir et les exploiter- font littéralement notre force et nous aident à être l’une des rares compagnies aériennes à être restées stable pendant la crise Covid.
On sait que vous êtes sur plusieurs projets de création ou de redynamisation de compagnies aériennes en Afrique comme en République démocratique du Congo (RDC) ou au Nigeria. Ces projets sont-ils sur le point de voir le jour ? Comment pensez-vous votre développement sur le continent ?
Aujourd’hui nous connectons 63 villes d’Afrique au reste du monde, avec Addis Abeba comme hub. Mais ce n’est pas assez. L’Afrique compte 54 pays et desservir uniquement les capitales ne suffit pas. Nous devons donc étendre notre réseau pour voler vers plusieurs villes dans différents pays. Si je prends l’exemple du Nigeria, nous avons Abuja, Lagos, Enugu ou Kano. Toutes ces villes ont besoin d’un service de transport aérien international. En Afrique du Sud, nous avons Johannesburg, Cape Town et visons Durban… C’est très difficile de voler vers toutes les villes de tous les pays. Notre business model exige donc que nous ayons des centres régionaux à différents endroits : soit un ou deux en Afrique de l’Ouest, un ou deux en Afrique centrale et en Afrique australe. Tout cela en établissant des compagnies aériennes régionales par le biais d’une coentreprise avec un gouvernement ou des investisseurs de la région, afin que nous connections les Africains dans chaque région via une ville-hub. Ensuite, nous pourrions former un partenariat avec ces compagnies aériennes régionales de manière à desservir plus aisément les destinations telles que la Chine, l’Amérique du Nord, l’Europe. Aujourd’hui, nous avons un hub très performant en Afrique de l’Ouest : Lomé, au Togo, avec Asky. Nous avons deux autres partenariats à Lilongwe au Malawi et à Lusaka en Zambie.
Nous avons en effet des projets dans plusieurs autres pays. Au Nigéria, nous travaillons avec le gouvernement et des investisseurs institutionnels dans le pays pour créer la compagnie aérienne nigériane. Nous voudrions la lancer dans les trois à six prochains mois. On verra comment tout cela évolue. En République Démocratique du Congo (RDC), nous avons un accord avec le gouvernement et avons beaucoup avancé. Nous sommes prêts à commencer, mais attendons le signal du gouvernement.
Hors Afrique, Ethiopian Airlines envisage d’étendre ses opérations en Europe du Sud-Est. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui. Nous explorons toujours les opportunités d’étendre notre réseau en ouvrant de nouvelles dessertes. En octobre, à titre d’exemple, nous avons ajouté à notre réseau Zurich, en Suisse. En mai, nous ajouterons Copenhague, mais également Atlanta aux Etats-Unis. En mars, nous allons commencer à desservir le Pakistan. Nous avons donc un département de planification du réseau qui évalue constamment le marché. Et chaque fois que nous voyons des opportunités, nous les saisissons.
A Ethiopian Airlines, notre mission est intrinsèquement panafricaine. Nous disons toujours que notre mission est de connecter les Africains entre eux et de les connecter au reste du monde.
La question de la formation revient beaucoup quand on parle de transport. A l’Aerospace African Forum qui s’est tenu à Casablanca le 16 février, le sujet était omniprésent dans les débats. Votre groupe est très engagé sur le sujet puisque vous venez de lancer un deuxième centre de formation dédié aux Africains. Ne faudrait-il pas une plus large mobilisation pour favoriser l’émergence des talents hautement qualifiés ?
La vérité est qu’en Afrique, la demande de formation dans le transport aérien est beaucoup plus élevée que l’on pourrait penser, surtout pour la formation des pilotes. C’est ce que nous avons découvert avec notre académie d’Addis Abeba. Le fait est que former des pilotes implique de disposer d’un certain nombre d’équipements et d’infrastructures. Il est nécessaire d’avoir des aéroports propices aux exercices, plusieurs avions d’entraînement … Notre académie dispose d’assez d’instructeurs, des simulateurs, 37 avions d’entraînement, … mais nous n’avons pas pu nous servir de l’aéroport d’Addis Abeba, parce qu’il est très fréquenté. C’est la raison pour laquelle nous avons ouvert un deuxième centre de formation à Hawassa. Le campus a la capacité de former 4 000 personnes à la fois dans différentes disciplines : des pilotes, des techniciens d’aéronefs, des membres d’équipage, des détecteurs navigateurs aériens et des managers.
Nous avons dû beaucoup investir pour construire des dortoirs pour les étudiants, des salles de classes et des salles de simulation. Ces centres sont prêts à accueillir des étudiants de toute l’Afrique. Nous considérons que nous avons également pour mission de former des Africains afin que les compagnies aériennes puissent davantage puiser leurs ressources humaines au niveau régional. La formation est essentielle pour le développement de notre industrie.