(BFI) – Les institutions financières et les banques sont concernées par les risques environnementaux et sociaux. Les cas où leur responsabilité est mise en cause ne manquent pas. Jugez-en !
L’éclosion des plaintes contre les institutions financières
En 2011, des citoyens indiens, principalement des pêcheurs et des agriculteurs, ont déposé une plainte au Bureau du Conseiller et Médiateur pour la Conformité de la Société Financière Internationale (SFI) – Compliance Advisor Ombudsman’s (CAO) – pour dénoncer les dégâts sur l’environnement causés par la centrale à charbon de Tata Mundra à Gujara financée par l’institution financière.
Le CAO a conclu que la SFI avait manqué à son obligation de s’assurer que la centrale à charbon répondait à certaines des exigences de sauvegarde environnementale et sociale et n’a par conséquent pas respecté les exigences de diligence raisonnable énoncées dans sa propre politique de durabilité. Face à la contestation par la SFI de ces conclusions, la plainte s’est retrouvée devant les tribunaux américains et finalement à la Cour Suprême des États-Unis, qui a rejeté le principal argument de défense de la SFI, à savoir son immunité absolue devant les tribunaux américains. La Cour Suprême a conclu le 27 février 2019, que la SFI peut être poursuivie en justice lorsqu’elle agit en tant qu’acteur privé sur le marché.
Le 26 octobre 2022, trois organisations non gouvernementales (ONG) de défense de l’environnement, les Amis de la Terre, Oxfam France et Notre affaire à tous, ont mis en demeure la banque BNP Paribas de cesser de financer les énergies fossiles, principales responsables du dérèglement climatique. Et le 23 février 2023, reprochant à la banque de manquer au devoir de vigilance qu’elle doit exercer à l’endroit de ses clients du secteur pétrolier et gazier, les trois ONG l’ont assignée devant la justice et ont enclenché le premier contentieux climatique au monde visant une banque commerciale. Jusqu’ici, en matière climatique, le devoir de vigilance n’était pas opposé à des banques, mais uniquement à des entreprises industrielles, notamment TotalEnergies pour les projets pétroliers Tilenga et EACOP en Afrique, Casino pour la déforestation en Amazonie, Danone pour la pollution plastique etc. En effet, la loi française sur le devoir de vigilance impose aux grandes entreprises de prendre des mesures effectives pour prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement sur l’ensemble de leur chaîne d’activité.
En 2016 et 2018, une organisation de la société civile dénommée « Collectif des personnes victimes d’érosion côtière », qui représente des communautés vivant à l’est du Port de Lomé, a déposé des plaintes auprès d’abord des bureaux de la SFI et ensuite du FMO, banque de développement néerlandaise, et de la DEG, banque de développement allemande. Le collectif reproche à ces trois institutions financières d’avoir financé le projet de terminal à conteneurs du Port de Lomé qui a négativement affecté les populations en entraînant différents dommages : l’érosion côtière et, par conséquent, la perte de terres, la destruction d’habitations, la disparition de fermes, de plantations et de lieux touristiques, des difficultés liées aux activités de pêche, la perte de sites religieux et d’infrastructures etc.
Ailleurs, des ONG ont accusé des institutions financières et banques européennes de financer directement ou indirectement des entreprises ou activités liées au travail forcé et au travail des enfants : par exemple, le travail forcé d’Ouïghours au Xinjiang, le travail d’enfants dans des projets agricoles en Ouzbékistan.
Les risques environnementaux et sociaux ne sont pas une vue de l’esprit. En ce qui concerne l’environnement, le réchauffement climatique, l’acidification des océans, la déforestation, la pollution des sols, celle de l’atmosphère, celle des océans, celle des cours d’eau et des lacs sont indiscutablement des menaces à la perpétuation des espèces et de la vie sur la Terre. Quant aux risques sociaux, pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir les yeux sur le travail illégal des personnes fragiles, notamment les enfants, dans certaines exploitations minières ou agricoles, la précarité de certains liens contractuels de travail, la faiblesse de la protection des travailleurs en matière de sécurité physique dans certaines entreprises etc.
Et les banques sont exposées au risque de responsabilité lié à l’environnement, soit de façon directe, si elles sont jugées responsables elles-mêmes d’avoir contribué aux conséquences de ces risques, soit de façon indirecte, si elles sont exposées à des risques liés à des entreprises reconnues responsables de dommages climatiques.
La prise de conscience environnementale du secteur financier
Aujourd’hui, comme les banques d’autres régions du monde, les banques africaines doivent commencer à évaluer avec rigueur les risques environnementaux et sociaux induits par leurs clients et se poser toujours au moins les deux types de questions suivantes :
– La première concerne l’environnement et consiste à se demander si le client a ou non une activité qui contribue à la pollution des sols, celle de l’atmosphère, celle des océans, celle des cours d’eau et des lacs ? Si c’est le cas, a-t-elle pris les mesures d’atténuation appropriées pour rendre inoffensifs ces risques ? Le devoir de vigilance à propos des risques environnementaux n’est pas une fantaisie, si on a en mémoire le scandale du Probo Koala en 2006, le plus gros scandale environnemental que la Côte d’Ivoire ait jamais connu : une affaire d’importation en Côte d’Ivoire de déchets chimiques dangereux qui a causé la mort de 17 personnes et l’intoxication de près de 70 000 de personnes ;
– La seconde concerne les risques sociaux et consiste à se demander si le client respecte les lois, règlements et conventions qui doivent protéger ses travailleurs et les populations, en particulier les plus fragiles ? Marine Jouvin affirme dans son article «le travail des enfants dans les cacaoyères, une fatalité ? », que 21 à 25 % des producteurs de cacao en Côte d’Ivoire qu’elle a interrogés au cours de son travail de recherche ont fait travailler des enfants au cours des douze mois précédents.
La conscience environnementale du secteur financier et bancaire est en train de se développer à l’image de celle des autres secteurs économiques, comme l’industrie. Les banques intègrent de plus en plus ce risque dans le cadre des procédures de gestion usuelle des risques financiers auxquels elles sont exposées, au-delà de la seule dimension RSE (Responsabilité sociale et environnementale) dans laquelle le risque environnemental est, pour l’essentiel, perçu par les établissements bancaires comme un risque de réputation.
Ainsi, en décembre 2017, lors du One Planet Summit de Paris, huit banques centrales et autorités de surveillance ont créé un réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier (NGFS – Network for Greening the Financial System), qui compte actuellement 125 membres et 19 observateurs, représentant cinq continents. Les banques centrales africaines suivantes en sont membres : Bank Al Maghrib, Bank of Ghana, Bank of Uganda, Banque Centrale de Tunisie, Bank of Mauritius, Central Bank of Egypt, Central Bank of Kenya, Central Bank of Libya, Banque Centrale de Mauritanie, Central Bank of Nigeria, Central Bank of Seychelles, BCEAO, National Bank of Rwanda, South African Reserve Bank. L’objectif du réseau est d’aider à renforcer la réponse mondiale adéquate au défi écologique et de contribuer à l’atteinte des objectifs de l’accord de Paris, en renforçant le rôle du système financier dans la gestion des risques et la mobilisation de capitaux pour des investissements verts et à faible émission de carbone.
En Europe, La Banque Centrale Européenne (BCE) considère que les établissements de crédit devraient adopter une approche stratégique, globale et prospective en matière de risques liés au climat et à l’environnement et a publié en novembre 2020 à l’attention des banques son guide relatif aux risques liés au climat et à l’environnement et y expose ses attentes en matière de normes prudentielles et de gestion et de déclaration des risques.
En France, la surveillance des risques associés au changement climatique, qu’ils soient physiques ou dits « de transition », sont une préoccupation de la Banque de France et l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR). Au titre de leur mandat de stabilité financière, ces institutions agissent afin de mieux connaître l’exposition des secteurs français de la banque et de l’assurance à ces risques et de s’assurer qu’ils sont en mesure d’y faire face. Depuis 2019, la Banque de France publie également un rapport annuel d’investissement responsable et l’ACPR a mis en place une Commission Climat et Finance Durable qui a pour mission principale de l’éclairer sur la façon de prendre en compte les enjeux liés au changement climatique ainsi que sur les développements en matière de finance durable.
En Afrique du Sud, la South African Reserve Bank (SARB) a publié en aout 2022 la Prudential Communication 10 of 2022 dans laquelle elle demande aux banques de renforcer leur résilience face aux risques climatiques, en prévision des nouvelles orientations réglementaires qu’elle entend leur indiquer. S’inspirant des meilleures pratiques internationales, elle envisage de surveiller la manière dont les banques et les institutions financières traitent l’intégration du risque climatique dans leurs processus de gouvernance, de gestion des risques et dans leurs reportings. Une enquête de la RBSA d’octobre 2021 a révélé que 45 % des banques n’avaient jamais discuté des risques financiers liés au climat au niveau de leur conseil d’administration, 32% ne prenaient pas du tout en compte les risques climatiques dans leur stratégie. A l’échelle de toutes les institutions financières – banques, assurances, établissements financiers –, 58% de celles-ci n’ont pas de politique relative au risque climatique.
Au Kenya, Central Bank of Kenya (CBK) a publié le 15 octobre 2021 à l’intention du secteur bancaire des orientations sur la gestion des risques liés au climat dans un document intitulé Guidance on Climate-Related Risk Management. Les orientations visent à permettre aux banques d’intégrer les risques liés au climat dans leur gouvernance, leur stratégie, leur gestion des risques et leurs reportings.
A Maurice, Bank of Mauritius (BoM) a lancé le 14 octobre 2021 son Centre sur le Changement Climatique et a publié aussi ses orientations sur la gestion des risques climatiques, environnementaux et financiers dans un document intitulé Guidance on Climate-Related and Environmental Financial Risk Management. Le Centre a entre autres pour missions : d’intégrer les risques financiers liés au climat et à l’environnement dans les cadres réglementaires, de surveillance et de politique monétaire de la BoM ; d’étudier la possibilité d’améliorer la communication d’informations sur les risques financiers liés au climat et à l’environnement. L’Association Professionnelle des Banques de Maurice, Mauritius Bankers Association, participe au groupe de travail de la BoM sur le changement climatique.
Au Maroc, Bank Al Maghrib a publié en mars 2021 une directive destinée aux établissements de crédit pour améliorer leur gestion des risques liés au climat et à l’environnement.
En Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, la BCEAO et la BEAC ont chacune de son côté montré un intérêt au changement climatique, mais jusqu’ici uniquement dans une perspective de politique monétaire, mais pas suffisamment dans une perspective de risque bancaire.
Les régulateurs qui semblent avoir véritablement compris les enjeux des risques environnementaux et sociaux attendent des banques qu’ils supervisent :
– qu’elles tiennent compte des risques liés au climat et à l’environnement et de leurs incidences à court, moyen et long terme, lorsqu’elles définissent leurs stratégies, leurs objectifs opérationnels et leurs dispositifs de gestion des risques, et qu’elles assurent une surveillance efficace de ces risques ;
– qu’elles incluent explicitement les risques liés au climat et à l’environnement dans leur cadre d’appétence pour le risque et qu’elles tiennent compte des enjeux climatiques et environnementaux dans la conception et le développement de leurs produits et services ;
– qu’elles précisent et répartissent les responsabilités en matière de gestion des risques liés au climat et à l’environnement au sein de leurs structures organisationnelles ;
– qu’elles fassent figurer dans leurs rapports internes les données sur leur exposition aux risques liés au climat et à l’environnement, afin que l’organe exécutif et l’organe délibérant puissent prendre des décisions en toute connaissance de cause ;
– qu’elles prennent en compte les risques liés au climat et à l’environnement à tous les stades de leur processus d’octroi de prêts et qu’elles suivent de près les risques pesant sur leurs portefeuilles ;
– qu’elles examinent les incidences défavorables des événements climatiques et environnementaux sur la continuité de leurs activités ;
– qu’elles mettent en place des tests de résistance intégrant les risques climatiques et environnementaux ;
– qu’elles transmettent au régulateur un reporting périodique sur la gestion des risques financiers liés au climat et à l’environnement et sur leurs principales expositions auxdits risques ;
– qu’elles publient à l’attention des parties prenantes et du grand public, dans le cadre de l’information non financière règlementaire, des informations et des indicateurs-clés sur les risques liés au climat et à l’environnement et sur leurs performances en matière de gestion de ceux-ci.
Les banques de développement ne sont pas en reste. Elles ont toutes conscience que le développement et l’environnement sont deux problématiques liées. Ainsi, le Groupe de la Banque mondiale s’est donné pour rôle de soutenir ses pays clients afin qu’ils soient préparés à entamer leur transition décarbonée et à bâtir des économies climato-intelligentes, vertes, résilientes et inclusives. Le Groupe de la BAD s’est doté en 2009 d’une stratégie de gestion du risque climatique et d’adaptation aux changements, qui préconise l’accroissement de l’appui destiné au renforcement des capacités des pays africains à s’attaquer aux risques associés au changement climatique et qui veille à ce que tous les investissements financés par le Groupe soient «à l’épreuve du climat», c’est-à-dire qu’ils soient conçus, mis en œuvre et gérés de façon à réduire à un niveau minimal les effets néfastes du changement climatique. Quant au Groupe AFD, il a pris en 2017 l’engagement d’assurer une activité compatible à 100 % avec l’Accord de Paris, ce qui implique l’analyse de chacune de ses interventions au regard de sa cohérence en matière de développement bas-carbone et de résilience.
Les listes d’exclusion constituent également pour les banques de développement un outil d’atténuation des risques environnementaux et sociaux. Ainsi les activités suivantes sont en général exclues des octrois de financement des banques de développement et de ceux des institutions financières avec lesquelles elles collaborent :
– les activités de production ou de commerce de tout produit ou service illicites ;
– les activités non-alignées avec leurs engagements en faveur d’un développement durable, c’est-à-dire les activités dont les impacts négatifs avérés ou potentiels sur les droits humains, les inégalités, le climat ou la biodiversité, sont considérés comme incompatibles avec leurs objectifs de développement durable.
Au titre des risques sociaux, les listes d’exclusion visent en général les activités suivantes :
– la production ou les activités impliquant du travail forcé, du travail d’enfants ou de la traite des êtres humains ;
– la production ou le commerce liés aux armes, au tabac, à l’alcool, aux médias racistes ou anti-démocratiques, à des activités attentatoires au patrimoine culturel ;
– des projets dont l’objet ou l’approche vont à l’encontre des droits humains.
Certaines banques de développement dont l’AFD excluent aussi les projets d’exploration, de production, de transformation, de transport, de stockage ou d’infrastructures ayant un lien avec les énergies fossiles, notamment le charbon, le gaz et le pétrole.
Au titre des risques environnementaux, les banques de développement excluent en général :
– le commerce, la production, l’élevage ou la détention d’animaux ou de végétaux ne respectant pas les dispositions de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction ;
– les activités de pêche entraînant une surexploitation des ressources marines ;
– le commerce transfrontalier de déchets, exceptés ceux qui sont conformes à la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et sur le contrôle de leur élimination ;
– tout financement dans des projets menaçant la biodiversité ;
– tout projet forestier ou agricole à large emprise ne mettant pas en œuvre une méthodologie assurant la zéro-déforestation.
Les banques commerciales aussi ne sont pas en reste. Plus de 130 parmi elles dans le monde ont mis en place the Net Zero Banking Alliance (NZBA) un groupe de grands groupes bancaires qui se sont engagés à financer une action climatique ambitieuse pour faire passer l’économie réelle vers l’objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050. Comme banques africaines membres de ce groupe, figurent Commercial International Bank (CIB) d’Égypte, Investec Group d’Afrique du Sud et Kenya Commercial du Kenya. Par ailleurs, aujourd’hui une banque comme BNP Paribas se déclare pleinement engagée dans un mouvement de sortie des énergies fossiles et n’accorde plus de financement dédié à des projets de développement de nouveaux champs pétroliers ou gaziers. Quant à Attijariwafa bank, pour protéger l’environnement et contribuer à la lutte contre le changement climatique, elle s’est engagée, dès 2014, à accompagner la stratégie énergétique des pays dans lesquels elle opère, en soutenant notamment les acteurs opérant dans les énergies renouvelables et la transition énergétique. Elle est également la première banque commerciale de la région Afrique et Moyen Orient à être accréditée par le Green Climat Fund (GFC) en 2019. Pour ce qui d’Ecobank, elle publie chaque année depuis 2015 un rapport sur le développement durable qui donne un aperçu des initiatives, performances et perspectives du Groupe en matière de développement durable et de problématiques environnementales, sociales et de gouvernance. Cette prise de conscience environnementale et sociale s’étendra sans doute vite dans le secteur bancaire mondial, la rapide universalisation des normes de prudence étant une des caractéristiques de ce secteur.
Les risques environnementaux et sociaux sont une réalité dans le monde actuel et ils concernent toute la planète. Contribuer à leur réduction est de la responsabilité de tous – États, personnes morales et personnes physiques –, chacun au moins selon son degré de responsabilité dans la formation de ces risques. Les banques, de par leur position centrale dans l’organisation économique du monde, ont fait leur prise de conscience environnementale et sociale et ont commencé à apporter leur part dans l’effort collectif pour réduire ces risques. Il importe que cette prise de conscience dans les institutions financières se fasse à tous les niveaux, des membres de l’organe délibérant aux exploitants bancaires et aux analystes de risques.
A propos de l’auteur
Mamadou SÈNE est l’auteur du livre « La banque expliquée à tous – Focus sur l’Afrique », RB Édition. Il est notamment administrateur indépendant d’institutions financières et ancien dirigeant de banques.