(BFI) – Du 10 au 16 avril, le Fonds monétaire international (FMI) et le Groupe de la Banque mondiale ont tenu leurs réunions de printemps à Washington. A l’occasion, le FMI pointe dans son nouveau rapport « le grand resserrement des financements », pour l’Afrique subsaharienne dont la croissance du PIB devrait ralentir à 3,6% cette année, en raison d’un cocktail de défis dont les causes sont souvent exogènes. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, Abebe Aemro Selassie, Directeur du département Afrique du FMI, revient sur les grands enjeux présents et futurs d’un continent dont la résilience, dit-il, est rudement mise à l’épreuve, tout en insistant sur la nécessaire action des décideurs nationaux et le rôle de la communauté internationale.
Inflation, montée en flèche des taux d’intérêt, insécurité alimentaire, déficit budgétaire, aggravation de la dette publique, dépréciation de nombreuses monnaies nationales… Tout cela introduit le continent dans ce que vous appelez dans votre rapport « le grand resserrement des financements ». Quel est votre regard sur cette situation inédite ?
Pour certains pays, il ne fait aucun doute que cette génération est celle qui aura connu ce type de crise. Mais je dirais qu’il s’agit de manière générale d’un moment très difficile pour la région. Aujourd’hui, pour toutes les raisons que vous avez citées, il est également important de prendre en compte le fait que la majeure partie de ces difficultés a été causée par des circonstances extérieures, plutôt que par des facteurs internes. Ainsi, la pandémie était totalement exogène. Les krachs, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses effets sur les prix des produits de base et des denrées alimentaires sont totalement exogènes, de même que le resserrement des conditions financières qui a eu un impact sur le dollar. Face à autant de facteurs exogènes, on s’attend à un ralentissement de la croissance cette année, reflétant ces conditions difficiles. Et ce alors que les gouvernements de manière générale devront faire face à un environnement financier très difficile.
Comment les banques centrales peuvent-elles s’y prendre, afin de définir des politiques monétaires efficaces dans ce contexte ?
Je pense qu’il faut une combinaison de réformes politiques traditionnelles, afin de renforcer la résilience de la région. Et cela incombe d’abord aux décideurs politiques. L’action des banques centrales dépend du niveau de l’inflation auquel chaque pays est confronté ou de ce que prévoit ce dernier à moyen terme. Les taux d’inflation varient considérablement d’un pays à l’autre. Mais dans l’ensemble, nous constatons que le niveau d’inflation est généralement beaucoup plus élevé que ce que nous avons connu depuis de nombreuses années. Encore une fois, il y a beaucoup de différenciation. Il est donc difficile de généraliser. Mais l’expérience a montré qu’il faut beaucoup plus se concentrer sur l’inflation. Réduire l’inflation est important. Souvent, lorsque je dis cela, les gens me demandent si ce n’est pas au prix d’une croissance plus faible ou d’un risque de croissance plus faible. Mais mon avis est le suivant : l’inflation a des effets sur le coût de la vie, particulièrement celui des pauvres. Il est préférable que la croissance à moyen terme soit compromise, plutôt que la politique monétaire soit resserrée. Il faut donc mettre davantage l’accent sur l’inflation, en augmentant les taux d’intérêt en particulier dans les pays ayant adopté un régime de ciblage de l’inflation, et en resserrant les conditions de liquidité dans les pays qui ont tendance à s’appuyer davantage sur la politique monétaire.
C’est aussi un moment très important pour permettre aux taux de change de s’ajuster, parce que pour la plupart, la raison pour laquelle le dollar se renforce est exogène. Mais les actions de politique monétaire doivent également être soutenues par des réformes fiscales, en veillant à ce que les ressources limitées dont disposent les gouvernements soient affectées à la protection des services de base, à la santé, à l’éducation et à la protection sociale, compte tenu de la difficulté des conditions actuelles. Cela est très important.
Il faut également travailler de manière à contenir les déficits, les niveaux d’endettement étant élevés. Comme vous l’avez dit, les sources de financement sont limitées, parce que nous avons commencé par noter qu’il y a d’autres réformes de type structurel, mais elles tendent à être aussi spécifiques. Je n’entrerai pas dans ces détails. Mais, nous soutenons ces efforts des pays dans le rapport et ces efforts doivent être soutenus par la communauté internationale. En effet, nous attirons l’attention sur le fait que la communauté internationale doit mettre à la disposition des pays africains un financement à des conditions préférentielles. Cela est de toute urgence nécessaire.
A ce stade, le FMI recommande l’assainissement des finances publiques et de leur gestion. Mais suite aux récentes crises mondiales, de quelles marges de manœuvre, les pays africains disposent-ils réellement ?
Nous travaillons avec différents pays et nous discutons avec les ministres. Je l’entends directement de leur part. L’intérêt du financement concessionnel – qui représente des montants considérables- est exactement de fournir ces marges de manœuvre. C’est la raison pour laquelle il est important, dans des moments comme ceux-ci, d’avoir au moins accès à de bonnes sources de financement anticycliques comme le FMI et, bien sûr, la Banque mondiale et autres.
Deuxièmement, il faut noter qu’il y a des alternatives à ce financement concessionnel, mais la vérité est qu’elles sont généralement très coûteuses, en raison notamment de la hausse des taux d’intérêts. Je pense que dans le contexte actuel, l’alternative à l’emprunt pour les pays est l’augmentation des impôts de manière beaucoup plus agressive. Or, de telles mesures sont difficiles à implémenter dans l’immédiat. C’est plutôt une orientation de long terme qui doit être soutenue par des réformes. C’est précisément la raison pour laquelle nous avons apporté tout notre soutien à l’Afrique subsaharienne ces deux dernières années avec un financement d’environ 50 milliards de dollars. Nous espérons faire plus, mais honnêtement, notre capacité à le faire est de plus en plus limitée par la disponibilité restreinte des ressources concessionnelles dans le monde en ce moment. Nous tendons donc la main à nos pays membres les plus riches et les exhortons à contribuer davantage au financement de nos facilités concessionnelles.
Jusqu’ici la communauté internationale a des engagements envers le continent africain en termes de financements, qui peinent à être honorés. Comment gérez-vous cette situation, alors que plusieurs pays se tournent vers le FMI ?
En tant qu’institution, nous sommes de ceux qui, depuis le début de la pandémie, n’ont cessé d’insister sur le fait que l’Afrique subsaharienne était confrontée à de très importants déficits de financement et qu’il fallait vraiment faire quelque chose pour les combler. Et comme je l’ai dit précédemment, nous avons réalisé au FMI un nombre considérable de financements à partir de nos facilités existantes. Non seulement nous avons travaillé avec nos membres pour -à titre d’exemple- réorienter l’allocation des DTS [Droits de tirages spéciaux, NDLR], afin de contrer les défis climatiques, mais nous avons également créé une toute nouvelle facilité « Resilience and Sustainability Trust », toujours sur le sujet climat.
Les pays ont raison de souligner qu’alors que dans le cas des DTS notamment l’idée était de canaliser 100 milliards de dollars, un montant beaucoup plus bas a été réalloué à date. C’est la raison pour laquelle, de notre côté, nous publions des rapports comme le dernier présenté lors de nos réunions de printemps, pour montrer à quel point la région est confrontée à une situation économique encore plus difficile et à un resserrement des financements encore plus important qu’il y a quelques années. Nous continuons donc de plaider pour que les pays soient soutenus.
Parmi les pays qui se tournent vers vous, il y a le Ghana dont la situation de crise est notoire. Mais sur un autre tableau et en dépit du contexte actuel, quelles sont les économies qui s’améliorent ?
Sur un pays comme le Ghana, je dirai que le défi est la situation économique très aiguë à laquelle est confronté le pays. Les autorités sont venues nous voir pour un programme sur lequel nous avons travaillé, débouchant sur un accord pour un programme, lequel a cependant été retardé, et ce pas vraiment par le manque de ressources pour le FMI, mais plutôt par l’absence d’allègement de la dette du pays. Nous avons donc travaillé avec nos créanciers de manière à nous assurer que nous pourrons avoir le feu vert pour leur fournir un accord final. Le cas du Ghana est donc un peu différent des autres pays de la région.
Mais, voyez-vous, je continue d’être fier de la résilience de nos pays face à toutes les difficultés rencontrées. Je pense que ce qui est le plus déchirant, c’est la manière dont cette résilience est mise à l’épreuve. Avec plus de soutien, nous pourrions retrouver de belles performances, nos populations pourraient profiter de bien meilleurs résultats. Cependant, l’absence de ce soutien supplémentaire est un vrai sujet.
Par ailleurs, nous devons regarder à l’intérieur de nos pays et mener les réformes nécessaires pour débloquer l’investissement. La résilience de nos populations s’illustre encore bien quand on se penche sur les subventions aux carburants. Dans des pays comme le Nigeria, ce type de subventions a tendance à profiter davantage aux riches qu’aux ménages les plus pauvres. A un moment où la situation est si difficile, il est tout à fait malsain pour les gouvernements d’utiliser des ressources limitées pour subventionner la consommation des riches par rapport à celle des pauvres.
Au sujet des DTS, où en sont les négociations avec la Banque africaine de développement (BAD), pour la redistribution en Afrique des DTS réalloués par les pays riches membres du FMI ?
La conversation a évolué dans une direction positive. Je tiens à préciser que ces DTS appartiennent aux pays membres. Donc, une fois que l’allocation est faite, l’Allemagne fait ce qu’elle veut de ses DTS. Idem pour tous les autres pays. Ainsi, la tâche qui nous incombe, en tant qu’institutions, est de rassurer les membres qui ont beaucoup de DTS, de les amener à les transférer vers les pays qui pourraient en avoir le plus besoin. C’est ce qu’au FMI nous faisons actuellement sur la base de notre expérience, car nous avons déjà eu l’occasion de réorienter des DTS.
La Zlecaf est aujourd’hui un important pilier de l’agenda économique de l’Afrique. Quel regard y portez-vous au niveau FMI ?
Je pense que la Zlecaf est absolument très importante. Mais la grande question est aujourd’hui de savoir comment la faire fonctionner. Nous avons fait pas mal d’analyses sur la manière de rendre cela efficace. D’ailleurs, nous allons lancer un document à ce sujet à Nairobi, avec notre directeur général. Nous pensons que la Zlecaf est une initiative qui présente un énorme potentiel en termes d’augmentation des échanges au sein des pays, à condition de ne pas se contenter d’inscrire la législation sur papier, mais de mettre en œuvre des mesures telles que la suppression des barrières tarifaires, la construction d’infrastructures pour relier nos pays entre eux, plutôt que de simplement construire des voies de chemin de fer vers le monde extérieur.
En 2030, l’Afrique devra faire le bilan des ODD tel que prévu par les Nations Unies. Selon vous quels sont les principaux défis monétaires et financiers auxquels le continent devrait faire face d’ici la fin de la décennie ?
Je pense qu’il y a plusieurs choses à faire. Tout d’abord, pour réaliser des progrès significatifs dans le cadre des objectifs du Millénaire pour le développement, nous devons augmenter les taux de croissance économique et relever les défis immédiats, dont l’un des plus importants est l’aggravation des déséquilibres macroéconomiques. Les déficits budgétaires sont élevés, l’inflation est forte. Pour générer une croissance plus élevée et de meilleurs résultats en matière de développement, je pense que -si j’étais un décideur politique de la région- j’accorderais beaucoup plus d’importance à la résolution des problèmes actuels. Il faudrait en priorité s’attaquer à la dette. Car, sans cela, il sera difficile de jeter les bases d’une croissance à plus long terme.
Pour atteindre les ODD, il faudra une croissance beaucoup plus forte dans la région. Et cela nécessite de nombreuses réformes. Le type de réformes à mettre en œuvre est très spécifique à chaque pays. Mais dans les pays exportateurs de pétrole, à titre d’exemple, il sera nécessaire de passer à des structures économiques plus diversifiées, car il n’est pas possible de compter sur un produit de base volatile comme le pétrole pour faire tourner une économie. En plus, investir dans l’éducation et la santé, afin d’avoir une population plus dynamique, susceptible d’augmenter la productivité, sont autant de réformes très importantes. La stratégie diffère donc d’un pays à un autre, mais ce type de réformes génératrices de croissance et d’actifs est important et -dans certains cas- cela nécessite des infrastructures. Dans d’autres cas, les pays devraient juste mener un peu plus de réformes qui ouvrent divers secteurs à la concurrence.
De manière générale, viser une croissance plus élevée et s’attaquer aux contraintes de la croissance est vraiment important. Sans croissance plus élevée, il serait difficile de progresser vers les objectifs de développement durable. Enfin, il faut augmenter la disponibilité des ressources financières afin de concrétiser plus aisément tous les plans et projets qui contribueront à l’atteinte des ODD.
La Tribune Afrique