(BFI) – Dans un entretien exclusif avec Al-Ahram Hebdo, Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de l’OMC, revient sur les nouvelles tendances du commerce mondial et souligne l’importance de rendre le commerce plus inclusif pour les pays en développement.
30 ans après la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), quelle est l’importance du système commercial multilatéral notamment en cette période où les défis se multiplient ?
L’une des choses que je veux vraiment souligner à propos du commerce et de l’OMC, c’est le rôle qu’elle a joué au fil du temps. Aujourd’hui, il y a beaucoup de géopolitique, beaucoup de conflits commerciaux, beaucoup de critiques. Et les gens semblent oublier pourquoi le système commercial multilatéral a été créé. Ce système, dont l’OMC est le précurseur, a été conçu il y a 80 ans, à la Conférence de Bretton Woods, dont l’objectif était la construction de la paix. Le concept était que lorsque les pays sont interdépendants et commercent les uns avec les autres, ils sont moins susceptibles d’entrer en conflit. C’est ainsi qu’est né le système commercial multilatéral. Je l’appelle un bien public mondial, un bien que nous sommes en train d’oublier et de sous-estimer. Ce système a apporté la prospérité. Il a contribué à la sortie de plus d’un milliard et demi de personnes de la pauvreté. Les pays en développement, eux aussi, ont bénéficié du commerce et des règles de l’OMC. C’est une réalité que nous ne pouvons pas oublier, surtout en cette période où les défis se multiplient.
Quelles sont les principales conclusions du Rapport de l’OMC sur le commerce mondial 2024, lancé au premier jour du forum ?
Le dernier rapport de l’OMC sur le commerce mondial livre de multiples enseignements. Une question centrale était de savoir si ce système est vraiment bénéfique pour le développement et les pays en voie de développement. Contribue-t-il ou non à la réduction de la pauvreté ? Le rapport conclut qu’il est bénéfique et que le commerce contribue à la réduction de la pauvreté. Nous constatons que les pays qui sont peu intégrés au commerce international sont souvent en retard de développement. Ainsi, lorsque la participation au commerce est insuffisante, les inégalités s’accentuent. En plus, nous observons une corrélation positive entre l’intensité commerciale d’un pays et sa capacité à rattraper le niveau de développement des économies avancées. Certains pensent que la concurrence entraîne parfois des inégalités en matière de revenus. Nous n’avons pas trouvé de preuves solides concernant cette affirmation, nous constatons que plus vous augmentez vos échanges commerciaux, plus vous avez des chances de prospérer.
Quelles sont les nouvelles tendances du commerce mondial et comment pouvons-nous tirer parti des évolutions pour optimiser nos performances ?
Le secteur des services, notamment numériques, est la nouvelle tendance qui connaît la croissance la plus rapide. Alors que le volume du commerce mondial s’élève à 32 000 milliards de dollars, celui des services numériques affiche une croissance annuelle de 8 % et s’élève aujourd’hui à 4 250 milliards de dollars. Nous examinons donc les nouvelles tendances afin de pouvoir aider les pays membres de l’OMC à s’engager davantage dans le commerce numérique. Cependant, de nombreux pays en développement souffrent d’une fracture numérique et ne disposent même pas de l’infrastructure de base. Pour remédier à cette situation, nous collaborons avec des institutions financières comme la Banque mondiale, pour mettre en place un programme pilote dans des pays africains afin de les soutenir et les aider à augmenter leurs capacités numériques.
Pour diversifier les chaînes d’approvisionnement, qui sont concentrées dans certains pays, pourquoi ne pas explorer les opportunités offertes par les pays en développement disposant d’un environnement des affaires favorable ? Ces pays, caractérisés par une bonne gestion macroéconomique, des infrastructures solides et un cadre réglementaire efficace, peuvent devenir des partenaires privilégiés pour les entreprises du secteur privé.
Quels sont les enjeux du commerce vert dans les pays en développement ?
Le commerce vert est également un secteur en pleine expansion qui offre un potentiel de croissance énorme. Nous cherchons à diversifier les chaînes d’approvisionnement des produits verts et des énergies renouvelables, qui sont concentrées dans certains pays en développement. Ces pays sont caractérisés par une bonne gestion macroéconomique, des infrastructures solides offrant un environnement propice aux investissements. En Afrique, les coûts commerciaux sont équivalents à des droits de douane de 300 %. Pour renforcer notre compétitivité et favoriser l’intégration régionale, il est impératif de réduire considérablement ces coûts.
Comment donc rendre le commerce international plus inclusif pour les pays en développement ?
Nous pensons que le commerce peut être plus inclusif. La pandémie de Covid-19 a mis en relief la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales qui sont hyper-centralisées. Nous proposons donc de décentraliser ces chaînes d’approvisionnement vers les régions pauvres des pays riches et les pays pauvres qui n’ont pas bénéficié de la première vague de mondialisation. C’est ce que nous appelons la « re-mondialisation ». L’exemple du Costa Rica illustre bien ce potentiel. Le Costa Rica est en train de devenir un maillon de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs. Grâce à un environnement favorable et à une main-d’œuvre qualifiée, ce pays attire des investissements étrangers directs. Cette chaîne d’approvisionnement va de l’extraction des minéraux à la fabrication des batteries des véhicules électriques.
Quels sont les obstacles qui empêchent l’Afrique d’augmenter sa part dans le commerce mondial ?
La re-mondialisation veut dire l’inclusion de ceux qui sont laissés pour compte. L’Afrique représente 3 % du commerce mondial, voire moins, et ce chiffre n’augmente pas. La question est comment nous pouvons réimaginer le commerce et la mondialisation pour qu’ils profitent davantage aux pays africains.
L’OMC a-t-elle été affaiblie par les tendances protectionnistes mondiales ?
Non, je ne crois pas que l’OMC soit dans sa position la plus faible. Elle l’était peut-être il y a quelques années. Mais il faut voir ça, et je n’essaie pas de mettre en avant mon mandat ou quoi que ce soit d’autre, mais je suis arrivée ici avec la ferme détermination d’obtenir des résultats à l’OMC. C’est précisément pour cette raison que les gens disaient que l’organisation n’était pas productive et qu’elle était faible. Qu’avons-nous fait ? Nous avons obtenu des résultats au-delà de nos espérances. Les pays membres se sont rassemblés. N’oubliez pas que cette organisation est difficile parce que c’est l’une des rares organisations au monde où le plus petit pays membre a la même voix et le même pouvoir que le plus grand membre. Il est donc très difficile d’obtenir une décision, mais j’en suis fière. Nous passons notre temps à nous plaindre que les pays en développement n’ont pas de voix dans de nombreuses organisations en raison du système des parts et des quotas. Ces pays ne sont donc pas entendus. A l’OMC, le plus petit pays membre peut tout bloquer. Si cette situation peut me frustrer, elle me rend également fière. Nous avons donc ici une organisation unique, mais le système de consensus n’est pas facile à mettre en œuvre. De nombreuses personnes s’attendent à ce que je dise qu’il faut le supprimer. Etonnamment, je ne le dis pas. L’OMC n’est pas à son point le plus faible. Même si les réformes que nous évoquons, notamment celles concernant le système de règlement des différends, sont actuellement paralysées, cela ne signifie pas que l’ensemble du commerce international est paralysé. Les ministres ont donné une directive claire lors du MC12 et l’ont répétée lors du MC13 : Nous devons réformer le système cette fois-ci pour obtenir des résultats.
La re-mondialisation veut dire l’inclusion de ceux qui sont laissés pour compte. L’Afrique représente 3 % du commerce mondial, voire moins, et ce chiffre n’augmente pas.