(BFI) – Si l’on constate de premiers signaux encourageants pour la reprise mondiale sur le front de la production économique, de la mobilité dans le monde et du commerce international, la dernière édition des Perspectives économiques mondiales (GEP) fait état d’une tendance préoccupante : une aggravation des inégalités que la pandémie de COVID-19 a contribué à exacerber et qui risque d’être difficile à corriger à court et à moyen terme.
Ce rapport, publié au début du mois de janvier, mais aussi les enquêtes téléphoniques à haute fréquence (a) menées par la Banque mondiale auprès des ménages révèlent les effets de la COVID près de deux ans après les débuts de la pandémie, en mettant en lumière l’évolution de la pauvreté et des inégalités.
Les travaux du GEP mettent en évidence trois tendances générales et inquiétantes : l’inégalité des revenus entre les pays (international) et au sein des pays (national), et l’inégalité des chances (interpersonnelle).
La reprise est très inégale selon les pays. On constate indiscutablement des disparités marquées dans le rythme de la reprise, les inégalités dans le monde se rapprochant désormais des niveaux observés il y a 10 ans.
La baisse des revenus, les pertes d’emploi et les interruptions de travail dues à la pandémie ont été particulièrement dommageables dans les pays en développement. Dans les pays couverts par les enquêtes, plus de 60 % des personnes interrogées ont déclaré avoir perdu des revenus — une proportion qui atteint 70 % dans les pays à faible revenu. Environ un tiers des personnes interrogées, voire près de la moitié pour l’Afrique Latine et les Caraïbes (a) ont perdu leur emploi ou connu des interruptions de travail.
Les mesures prises par les pouvoirs publics en réponse à ces perturbations sont un facteur clé de la reprise. Celles-ci ont principalement consisté en des mesures d’assistance sociale (aides financières pour subvenir aux besoins essentiels, notamment) ou d’assurance sociale (dispositifs de soutien en cas de perte d’emploi et aux soins de santé, par exemple), et des politiques du marché du travail (modifications des règles du travail, mesures d’incitation…). Alors que des mesures d’aide sociale ont été mises en œuvre dans plus de 80 % des pays étudiés, les enquêtes ont révélé que seulement 22% des personnes intérrogées avaient reçu une aide de l’Etat, sous une forme ou une autre, cette proportion étant encore plus faible dans les à faible revenu.
Dans une enquête d’Oxfam menée auprès d’un éventail international d’économistes spécialisés dans l’étude des inégalités, 87 % d’entre eux ont déclaré s’attendre à ce que les inégalités de revenus dans les pays s’intensifient. Au cours des deux dernières décennies, l’indice de Gini, une mesure statistique qui permet de rendre compte de l’inégalité des revenus dans un pays sur une échelle de 1 à 100, avait diminué de 2 points en moyenne dans les pays en développement. Il aurait augmenté de 0,3 point en moyenne dans 34 pays du monde en développement en raison de la pandémie.
Cette hausse qui vient se greffer sur les tendances inégalitaires existantes est relativement modeste. En effet, ce ne sont pas tant des facteurs externes — comme la pandémie actuelle — que des problèmes structurels qui sont à l’origine de l’évolution des inégalités à l’intérieur des pays. Dans le cas présent, ces inégalités nationales s’expliquent en particulier par l’impact plus fort de la crise de la COVID sur les personnes appartenant aux catégories les plus vulnérables de la population, telles que les travailleurs à bas salaires et informels, et les femmes. Inversement, les emplois qui ont pu facilement prendre le virage du numérique (et qui correspondent en général à des niveaux d’études plus élevés) ont procuré aux concernés une stabilité financière solide.
La pandémie a été particulièrement dure pour les 40 % des ménages les plus pauvres dans les zones urbaines, qui se sont trouvés dans une situation bien plus difficile que les ménages pauvres des zones rurales, l’agriculture ayant été moins touchée que d’autres secteurs.
C’est probablement au niveau de l’inégalité des chances que la COVID aura des effets les plus durables et inquiétants. Cette notion renvoie à l’impossibilité pour certains groupes de la population de réaliser pleinement leur potentiel scolaire, professionnel et humain, quels que soient leurs efforts et en raison de circonstances indépendantes de leur volonté, telles que le statut socio-économique de leurs parents. L’inégalité des chances représente un potentiel inexploité non seulement pour les individus et leur communauté, mais aussi plus largement pour la société dans son ensemble. Alors que la mobilité sociale avait fait du chemin au cours des dernières décennies, ces progrès ont été en grande partie effacés par les conséquences de la COVID. La pandémie a en effet cristallisé les obstacles auxquels se heurtaient déjà les enfants et les jeunes les plus pauvres. D’abord parce qu’elle a affaibli leur propre situation, et puis aussi parce qu’elle a précarisé encore davantage la situation financière de leurs parents, en les empêchant d’investir dans des actifs de long terme qui, à l’instar de l’éducation, contribuent à la formation du capital humain.
Les enquêtes révèlent que, dans les pays à faible revenu, 39 % seulement des enfants qui étaient scolarisés avant la pandémie ont poursuivi leur apprentissage par un moyen ou un autre après la fermeture des écoles.
Sur le front des soins de santé, bien que l’on dispose de vaccins contre la COVID-19 depuis plus d’un an maintenant, les doses sont encore très inégalement réparties (a), faisant de la reprise un mirage lointain pour certains, quand d’autres entrevoient des perspectives plus favorables.
Quelles conséquences pour demain ?
Les déséquilibres macroéconomiques engendrés par la pandémie devraient également entraîner une forte inflation, ce qui accentuera les inégalités de revenus à l’intérieur des pays en développement. Les États peuvent limiter les effets de l’inflation en menant des politiques publiques redistributives propres à favoriser l’égalité des chances dans l’accès à des services de qualité en matière d’éducation et de santé notamment, ou encore en atténuant les difficultés financières qui pèsent sur les ménages grâce à des programmes d’aide sociale. Cependant, la montée de la dette publique dans les pays en développement n’est pas de nature à encourager un recours abondant à de telles mesures.
La mobilité intergénérationnelle pâtira durablement de la pandémie qui sévit depuis deux ans. Les enfants qui ne bénéficient pas d’un accès égal à l’éducation sont gravement désavantagés : moins susceptibles de réaliser pleinement leur potentiel scolaire, ils seront, à l’âge adulte, cantonnés dans une productivité professionnelle plus faible. Une situation qui amputera d’autant leurs revenus, mais qui les exposera aussi à une plus grande précarité et une moindre stabilité financière, tout en limitant leur accès à des financements et leur capacité à investir tant dans des projets entrepreneuriaux que dans leur développement personnel.
Le rôle accru des technologies numériques dans le secteur privé, les services publics et l’éducation ouvre de vastes perspectives. Une trop forte dépendance aux services numérisés risque toutefois de laisser au bord du chemin les populations les plus vulnérables.
Pour tracer une voie inclusive qui parvienne à juguler la montée des inégalités, les pays en développement doivent intégrer les objectifs énumérés ci-dessus dans leurs politiques nationales de relance, et ils devront pouvoir compter sur le soutien de la communauté internationale du développement.
Face à la pandémie et afin de résorber les inégalités entre les pays, l’urgence est de developer plus rapidement les vaccins à travers le monde, lever les restrictions de voyage et agir pour améliorer la viabilité de la dette.
Le renforcement des capacités en matière de recouvrement des recettes publiques permettra d’alléger le fardeau fiscal qui pèse sur les groupes vulnérables. Ce qui permettrait également d’accroître les financements disponibles pour des politiques publiques plus redistributives axées sur l’aide sociale et l’investissement dans le capital humain à travers le développement de la petite enfance, l’accès universel à une éducation et des soins de santé de qualité, ainsi que pour des transferts sociaux ciblés, des politiques de l’emploi efficaces, et des investissements dans les infrastructures rurales qui rapprochent les populations isolées des services, des marchés et des opportunités.
Les conséquences actuelles et futures du changement climatique représentent un défi supplémentaire en matière d’adaptation, de mesures correctives et de lutte contre les catastrophes naturelles, soit autant de besoins face auxquels les pays en développement manquent cruellement de financements. Il incombe aux institutions financières internationales d’accompagner les nations en développement dans ce processus, de manière à apporter une véritable valeur ajoutée et produire un impact direct sur des populations vulnérables qui paient le plus lourd tribut, et libérer les générations futures du piège des inégalités.