(BFI) – Malgré les bonnes intentions du Gouvernement et des moyens mobilisés pour exécuter les politiques publiques, les projets envisagés ne sont pas exécutés, sont exécutés au-delà des délais ou mal exécutés. Ces constats sont en partie le fait de la fragilité de la pratique de l’évaluation des politiques publiques.
Le réseau francophone de l’évaluation du Réseau francophone de l’évaluation (RIFE) dont je suis membre a organisé son 5ième forum de décembre 2021 en ligne au regard du contexte sanitaire actuel. Le thème retenu est « L’évaluation face aux nécessaires transformations » Mon intervention prévue dans le panel 3 a abordé la problématique du dialogue entre la demande et l’offre d’évaluation. Il était question de répondre à la question Quels sont les facteurs habilitants et les barrières à l’instauration d’une culture d’évaluation ? Pour y répondre, quatre axes sont abordés[1] :
- L’état des lieux de l’évaluation des politiques publiques au Cameroun
- Les facteurs habilitants
- Les freins à l’évaluation
- Les recommandations
- Etat des lieux
Au Cameroun l’analyse des dispositions constitutionnelles de 1996 révèle que le Parlement contrôle l’action gouvernementale par voie des questions orales ou écrites et par la constitution des commissions d’enquêtes sur des objets déterminés (article 35). Le concept « Evaluation de Politiques Publiques », y est absent, mais il apparait dans l’article 4(4) de la loi n°2017/009 du 12 juillet 2017 fixant les attributions, l’organisation et le fonctionnement du Conseil Economique et Social du Cameroun en ces termes : « le CES peut être associé à l’évaluation des politiques publiques à caractère économiques, social, culturelle et environnementale ».
Au Cameroun la culture de l’évaluation est en cours d’implantation, dans un contexte marqué par la prégnance des contrôles classiques et de l’audit. Les politiques, les plans nationaux, les stratégies sectorielles, les programmes et projets de développement font certes l’objet d’évaluation, mais celle-ci est généralement incorporée aux processus de révision desdits instruments, sans généralement produire des livrables spécifiques.
En sus, le cadre juridique, institutionnel, réglementaire n’encadre pas suffisamment l’évaluation, et aucun acteur politique, stratégique ou administratif n’a la responsabilité de prescrire les évaluations ou d’édicter les normes d’évaluation des politiques publiques. Même les réformes récentes de 2017 des entreprises et établissements publics insistent plus sur l’évaluation des dirigeants et moins sur l’évaluation des politiques publiques. C’est la discipline des dirigeants qui est plus mis en exergue et moins l’exigence d’exécution et d’évaluation des politiques publiques. Autant l’alignement des entités publiques aux politiques publiques des tutelles techniques (ministères) est évoqué, autant elle n’est ni fortement encadré (laissé à l’appréciation des membres du conseil d’administration qui n’ont pas toujours la compétence pour évaluer les politiques publiques) ni légalement exigée.
Le paysage de l’évaluation des politiques publiques au Cameroun se caractérise par une faible organisation des professionnels de l’évaluation, eux-mêmes quantitativement et qualitativement insuffisants, conjuguée à une relative forte demande de formation et un besoin crucial de soutien à l’enseignement de l’évaluation comme filière autonome dans les Universités et autres grandes écoles de formation professionnelles.
- Facteurs habilitants de l’évaluation
Les facteurs habilitants de l’évaluation sont les suivants :
- Il existe des indications qui marquent l’intérêt pour l’évaluation : Tous les documents de développement prescrivent l’évaluation : existence des cadres de suivi-évaluation pour la mise en œuvre du plan national et sectoriel des politiques publiques. Il existe depuis 2018 une loi spécifique sur le code de bonne gouvernance et de transparence qui exige de rendre compte des actions réalisées aux usagers de manière périodique. Le document de stratégie la SND30 prévoit « la revue des politiques publiques », permettant « de vérifier à intervalles réguliers et au moins tous les trois ans, la pertinence des stratégies sectorielles et leur cohérence en amont avec la vision de développement du Cameroun à l’horizon 2035, et en aval avec les stratégies transversales (…) et les stratégies spatiales.
- Baisse du leadership politique : les politiques publiques constituent une source de renaissance de leadership viable. En plus des plans et promesse, il faut bien apporter la preuve de leurs réalisations à travers l’évaluation des politiques publiques.
- La pression sociale voire les violences sociales qui exigent désormais d’apporter la preuve des promesses politiques et administratives formulées pendant les campagnes électorale qui visent l’amélioration de leurs conditions de vie.
- La mise en œuvre des grands projets structurants dont la réalisation est pluriannuelle, ce qui exige des évaluations périodiques et régulières.
- Il existe quelques professionnels d’évaluation et des programmes de formation professionnelle (dans les universités et écoles privées) sur l’évaluation des politiques publiques. La formation PIFED de l’ENAP de Québec est fortement sollicitée par les cadres camerounais, elle se fait désormais en ligne, ce qui pourrait permettre d’augmenter quantitativement et qualitativement les professionnels de l’évaluation au Cameroun.
- Il existe une offre privée en matière d’évaluation des politiques publiques.
- Freins à l’évaluation
Deux principaux points sont abordés ici.
- Absence d’un document de politique ou de stratégie nationale d’évaluation
Le Cameroun ne dispose pas d’un document de politique ou de stratégie nationale de l’évaluation. L’évaluation est appréhendée comme le dernier maillon de la chaine de dépenses qui comprend la Planification, la Programmation, la Budgétisation et le Suivi/évaluation (PPBS). Les guides et manuels pour la planification, la programmation, la budgétisation et l’exécution de la dépense publique foisonnent. Mais moins pour l’évaluation.
Recommandations
Il existe plusieurs instances chargées de l’évaluation dont les actions ne sont pas coordonnées. Le tableau ci-après rappelle ces instances et leurs missions :
Tableau : instances publiques d’évaluation
Instances | Missions | Référence |
Parlement | Parlement contrôle l’action gouvernementale par voie des questions orales ou écrites et par la constitution des commissions d’enquêtes sur des objets déterminés. | L’article 14 (article 35) de la Constitution stipule que le Parlement légifère et contrôle l’action du Gouvernement. |
Services du Premier Ministre | Chargé de la mise en œuvre de la Politique de la Nation telle que définie par le Président de la République. Cette responsabilité de la mise en œuvre lui confère de fait des prérogatives dans la préparation des politiques et dans leur évaluation[2]. | L’article 11 de la Constitution |
Conseil National de la Décentralisation | Chargé du « suivi et de l’évaluation de la mise en œuvre de la politique de décentralisation | Article 78 de la loi n° 2004/017 du 22 juillet 2004 portant orientation de la décentralisation qui crée le Conseil National de la Décentralisation |
Services du Contrôle supérieur de l’Etat | Chargés de l’audit externe à ce titre, ils ont notamment pour missions : d’évaluation des programmes et projets | Le Décret N° 2013/287 du 04 septembre 2013 portant organisation des Services du Contrôle supérieur de l’Etat |
Comité Interministériel d’Examen des Programmes | Chargé de l’évaluation des budgets programmes des ministères | Décret N° 2011/2014/PM du 17 août 2011 portant création d’un Comité Interministériel d’Examen des Programmes |
Comités de suivi de l’exécution physico-financière de l’investissement public | Chargés de l’évaluation des projets financés par le Budget d’investissement | Décret N° 2013/7987/PM du 13 septembre 2013 portant création, organisation et fonctionnement des comités de suivi de l’exécution physico-financière de l’investissement public |
Comité de coordination et de suivi de la réalisation des grands projets | Chargé du suivi du suivi et de l’évaluation des grands projets structurants | Arrêté N°025/CAB/PM du 08 février 2011, modifiant et complétant certaines dispositions de l’arrêté N°155/PM du 23 septembre 2010 portant création, organisation et fonctionnement du Comité de coordination et de suivi de la réalisation des grands projets |
Contrôle de gestion dans le cadre de l’élaboration et de l’exécution du budget de l’Etat | Chargé de s’assurer de la mise en œuvre effective et efficiente des projets et programmes du budget de l’Etat | Circulaire N° 003/PM du 06 juillet 2015 relative au contrôle de gestion dans le cadre de l’élaboration et de l’exécution du budget de l’Etat |
Inspection générale des ministères | Evaluation des performances des services | Circulaire°n°001/CAB/PM du 21 février 1997portant organisation des services des Inspections Générales des Ministères (IGM) |
Collectivités territoriales décentralisées | Les collectivités territoriales s’administrent librement par des conseils élus, dans les conditions fixées par la loi. Dès lors elles peuvent procéder à l’évaluation de leurs interventions au profit de leurs administrés | Article 4 (1) de la loi n° 2004/017 du 22 juillet 2004 portant orientation de la décentralisation |
Commission Nationale Anti-corruption CONAC | Mener toutes études ou investigations et de proposer toutes mesures de nature à prévenir ou à juguler la corruption. | Décret n° 2006/088 du 11 mars 2006 du Président de la République |
Comité Technique de Suivi Evaluation (CTSE) de la mise en œuvre du DSCE/DSRP | Suivi et évaluation du DSCE/DSRP | Présidé par le SG MINEPAT |
Comité Interministériel de Suivi Evaluation de la mise en œuvre du DSCE/DSRP | Evaluation du travail du CTSE | Présidé par le Premier ministre |
Comité Technique de Suivi des Programmes Economiques | Assiste le MINEPAT et le MINFI dans la négociation du Programme avec le FMI et est chargé du suivi de sa mise en œuvre. | Placé sous l’autorité du MINEPAT et du MINFI |
Cameroon Business Forum (CBF). | Plateforme secteur public/privé assure l’amélioration du climat des affaires et la facilitation du travail du privé par le suivi de la mise en œuvre des politiques publiques et réformes diverses | Il remplace le Comité Interministériel Elargi au Secteur Privé (CIESP) |
Programme national de développement Participatif | Appui aux communes dans l’élaboration, le suivi et l’évaluation des plans communaux de développement | |
Institut national de la statistique | Réalise régulièrement plusieurs enquêtes ayant valeur d’évaluation des politiques publiques. | |
Commission Nationale des Droits de l’Homme et des Libertés | Publie chaque année un rapport sur l’état des Droits de l’Homme au Cameroun |
En conclusion, le cadre institutionnel de l’évaluation des politiques publiques au Cameroun ne comporte pas une institution ayant une haute autorité pour ériger les normes et les règles de l’évaluation, ou pour veiller à la réalisation des évaluations dans les règles de l’art. Chaque institution organise des évaluations dans le respect des missions qui lui sont assignées.
Certaines institutions aient des missions d’évaluation, elles brillent souvent par leur absence dans l’espace de l’évaluation des politiques publiques. Il s’agit de : le Conseil Economique et social, la Chambre des comptes, l’Assemblée nationale (n’est pas généralement impliquée dans les processus d’évaluation de politique) et le Sénat (n’a pas réalisé de publication. Aucun sénateur n’a publié un document montrant son intérêt sur une action publique spécifique). C’est également le cas de l’Agence Nationale d’Investigation
Financière (ANIF), la PROMAGAR, le Programme National de Gouvernance (PNG),
- Absence de cadre normatif sur l’évaluation de l’action publique
En définitive, il n’existe pas au Cameroun de cadre normatif pour l’évaluation de l’action publique. Aucun texte ne fixe quand réaliser quel type d’évaluation, avec quelles diligences. Il existe un amalgame entre suivi/contrôle/évaluation. Il n’existe pas de sanctions en cas de non réalisation ou de réalisation non satisfaisante d’évaluation. Les activités qui visent à déterminer la qualité des politiques publiques et à proposer les voies d’amélioration sont réalisées au gré des termes de référence spécifiques produits par l’initiateur du processus. Ces termes de référence peuvent ou non faire mention du cadre juridique qui régit le secteur concerné par le processus. Les processus sont donc réalisés au gré des acteurs et des contextes.
Bien plus, les lois de 217 sur la réforme des entités publiques ne conditionnent pas le renouvellement des mandats des responsables des organes sociaux par l’exécution des politiques publiques. Il est le seul fait de la discrétion du Chef de l’Etat.
La société civile camerounaise est très active dans les évaluations. Le Rapport d’évaluation de ce programme conclut que « les OSC participent plus largement qu’avant le PASC et le Programme d’Appui à la Structuration de la société Civile(PASOC), à des actions liées à l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de plusieurs politiques publiques. Toutefois, la société civile reste peu organisée dans ses actions d’évaluation des politiques publiques.
Les politiques, les plans et les stratégies sectorielles font certes l’objet d’évaluation, mais celle-ci est généralement incorporée aux processus de révision desdits instruments, sans généralement produire des livrables spécifiques. Il reste donc au Cameroun, non pas à construire entièrement l’évaluation des politiques publiques, mais à s’engager plus fermement dans l’institutionnalisation des pratiques évaluatives.
- Recommandations
Sans prétendre à l’exhaustivité, les recommandations ci-après peuvent être formulées :
- Œuvrer pour l’institutionnalisation de l’évaluation : agir pour l’existence de textes juridiques prescrivant l’obligation de réaliser l’évaluation, ainsi que des normes et guides, mais également des instruments politiques et stratégiques portant la vision des autorités en matière d’évaluation des politiques publiques ;
- Travailler pour l’avènement d’un Organisme en charge de la promotion/ régulation/coordination de l’évaluation des politiques publiques (portage politique et institutionnel) ;
- S’activer pour une meilleure structuration des professionnels de l’évaluation au sein d’une communauté nationale de pratiques ;
- Travailler à la généralisation de la culture de l’évaluation chez les acteurs publics nationaux dans tous les secteurs et à tous les niveaux;
- Appuyer le développement et le renforcement des systèmes formels et non formels adaptés, efficaces et accessibles pour la préparation des futurs professionnels de l’évaluation.
[1] Ces informations sont issues du rapport du Cameroon Development Evaluation Association de 2018.
[2] En outre, plusieurs institutions sont situées sous la tutelle des SPM. Ce sont généralement des Conseils tels que le Conseil National de la Route, le Conseil National de la Décentralisation, le Conseil national du Tourisme ; des Programmes tels que le Programme National de Gouvernance, le Programme de Modernisation de l’Administration Camerounaise par l’introduction de la Gestion Axée sur les Résultats (PROMAGAR), la Cameroon Business Forum, etc. Les SPM sont un acteur significatif du dispositif institutionnel de suivi évaluation des politiques publiques.
Pr Viviane Ondoua Biwole