(BFI) – Secrétaire exécutif de l’Agence de développement de l’Union africaine, Ibrahim Assane Mayaki s’est confié sur les défis de l’Afrique après le Covid-19. « Est-ce que notre leadership a été capable de faire redémarrer la machine, en termes de qualité institutionnelle, de concertation avec le secteur privé, et de renforcement des communautés locales ? » Voilà comment Ibrahim Assane Mayaki s’est représenté à la mi-mai sur Twitter la question que les Africains se poseront sur le travail de l’Union africaine et de ses démembrements quand la crise du Covid-19 sera passée. Ministre des Affaires étrangères et Premier ministre du Nigre entre 1997 et 2000, Ibrahim Assane Mayaki a notamment œuvré dans un think tank spécialisé dans les politiques de santé et d’éducation avant de devenir en janvier 2009 le secrétaire exécutif du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) et de conduire en juillet 2019 la transformation de cette institution en Agence de développement de l’Union africaine (AUDA-Nepad). Autant d’années à ce niveau pendant une période aussi charnière pour l’Afrique que ces quinze dernières années mérite qu’on s’y arrête pour à la fois tirer des leçons et tracer des perspectives. C’est ce qu’Ibrahim Assane Mayaki a accepté de faire avec le confrère du journal Le Point Afrique.
Face à la crise sanitaire du Covid-19, l’Union africaine s’est mobilisée pour obtenir un soutien d’urgence des partenaires, des bailleurs de fonds et du secteur privé africain. Où en est-on aujourd’hui ?
Le 6 avril, le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, a évalué les besoins immédiats du continent, sous forme d’aide extérieure, entre 100 et 150 milliards de dollars. Il a appelé au multilatéralisme et à la solidarité, nécessaires pour apporter une réponse globale à ce défi global. L’Union africaine a mandaté quatre personnalités du monde de l’économie et de la finance africaine pour mobiliser la communauté internationale et aider l’Afrique à faire face aux conséquences du Covid-19 : Mme Ngozi Okonjo-Iweala, l’ancienne ministre des Finances du Nigéria et ancienne directrice de la Banque mondiale, Donald Kaberuka, l’ancien président de la Banque africaine de développement, le banquier Tidjane Thiam (Prudential, Credit Suisse), et Trevor Manuel, l’ancien ministre des Finances de l’Afrique du Sud. Ces quatre envoyés spéciaux ont développé un plaidoyer efficace en faveur d’un moratoire sur le service de la dette des pays pauvres, moratoire qui a été accordé par le G20 Finances, lors de sa réunion du 15 avril. Certes, le moratoire n’est pas aussi ambitieux que l’on pouvait l’espérer, mais c’est un premier geste, et nous pouvons observer que l’idée d’une restructuration de la dette des pays africains les plus fragiles progresse : on a ainsi vu le président français Emmanuel Macron appeler à une annulation massive de la dette !
Les appels de l’Union africaine ont été entendus par ses partenaires institutionnels. La BAD a créé un fonds de 10 milliards de dollars pour soutenir les pays africains dans leur lutte contre les effets de la pandémie. La présidente de la Commission européenne a annoncé garantir 15,6 milliards d’euros pour aider les pays les plus vulnérables. 90 % de cette aide est dédiée au continent africain. Cette aide ne prend pas en compte les montants accordés par les gouvernements nationaux européens. La Chine a multiplié les gestes bilatéraux. Le plus important, à mon sens, c’est que l’Union africaine a été au rendez-vous dans cette crise. Elle s’est mobilisée comme jamais et dans le bon timing, elle a porté un plaidoyer, elle a été extrêmement agile et pro-active dans ce dossier. Le plus important à noter est la capacité réelle de coordination dont l’Union africaine a fait preuve de manière accélérée.
Quelle stratégie est prévue au niveau de l’Agence de développement de l’Union africaine pour accompagner le relèvement du niveau du système sanitaire des pays africains et au-delà anticiper les réponses à apporter à une autre éventuelle crise sanitaire ?
L’AUDA-Nepad est l’Agence de développement de l’Union africaine, elle est donc connectée à l’ensemble des instruments mis en œuvre dans le cadre de l’UA pour la riposte anti-Covid. Sur ce volet également, les réalisations sont très tangibles : l’Union africaine et le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (Africa CDC) ont lancé un partenariat public-privé connu sous le nom de Fonds de réponse Covid-19 pour l’Afrique. Le partenariat vise à réunir un montant initial de 150 millions de dollars US pour répondre aux besoins immédiats de prévention de la transmission et jusqu’à 400 millions de dollars US pour soutenir notamment une réponse médicale durable à la pandémie Covid-19. L’Africa CDC, qui est notre partenaire stratégique, a été à la pointe de la mobilisation. Il a installé dès le 27 janvier, soit avant l’apparition des premiers cas de Covid-19 sur le continent, un centre d’opérations d’urgence. Il a réceptionné et distribué les tests, les masques et les équipements médicaux reçus de nos partenaires publics et privés (notamment chinois, il faut le dire). Avec le soutien de l’OMS, l’Africa CDC a aussi incité les pays à se doter de laboratoires de dépistage : on en compte aujourd’hui plus de quarante, alors qu’en janvier il n’existait que deux centres homologués pour toute l’Afrique ! L’AUDA-Nepad a lancé un plan d’action de réponse au Covid-19 qui se veut une réponse directe pour améliorer l’accès à des services de santé durables et résistants, tout en assurant la protection des fondements économiques de l’Afrique. C’est un plan de réponse complet, proactif et multidimensionnel, qui durera aussi longtemps que la pandémie. Il se concentrera sur sept domaines thématiques : prestation des services de santé ; ressources humaines pour la santé ; recherche et développement ; innovation et fabrication locale ; éducation et formation ; compétences et employabilité ; sécurité alimentaire et nutritionnelle ; financement.
Au-delà du volet infrastructurel, il y a celui de la recherche scientifique sur les maladies répandues en Afrique. Comment l’AUDA-Nepad peut-elle concrètement appuyer cette démarche et avec quelles ressources ?
Nous ne sommes pas un centre de recherches. Nous jouons essentiellement un rôle de facilitateur et de plateforme de transfert d’expertise et de technologie depuis et vers nos États membres avec l’aide de nos partenaires. Nous pensons et nous disons depuis longtemps que l’Afrique doit atteindre une certaine forme de souveraineté sanitaire, et se doter de ses propres filières pharmaceutiques. La pénurie que l’on a pu observer est malheureusement la conséquence de la dépendance de l’Afrique à l’égard des génériques et des principes actifs importés. Nous avons mis en place il y a quelques années déjà un plan de fabrication pharmaceutique pour l’Afrique, et un plan d’affaires associé, pour atténuer ce phénomène. Une plateforme d’apprentissage en ligne, comprenant des modules de production et des licences libres, au profit des fabricants qui sont prêts à produire des équipements sanitaires vitaux a également été mise en place
Au-delà de l’urgence sanitaire se profile l’urgence économique à laquelle il faut faire face pour éviter que soient anéanties les avancées de ces dernières années. Comment l’Agence de développement de l’Union africaine s’y prépare-t-elle ?
Il n’y a jamais de bon moment pour entrer en crise, mais cette crise arrive cruellement au moment où l’Afrique avait réuni les fondations d’une émergence, avait franchi un certain nombre d’étapes, notamment institutionnelles, décisives, je pense à la ZLECA, et effectivement, il y a le risque que les acquis en termes de croissance de ces quinze dernières années soient partiellement anéantis. Il n’y aura pas de solution miracle, nous devons redoubler d’ardeur dans les réformes qui sont en notre pouvoir, pour renforcer l’intégration de nos économies et libérer le potentiel de croissance endogène de l’Afrique. Tout le travail que nous accomplissons depuis des années à l’AUDA-Nepad pour développer les corridors régionaux, alléger les procédures à la frontière, avec le système One Stop Border Post, va dans ce sens. Nous devons également veiller à tirer les bonnes leçons des mouvements à l’œuvre dans le monde de l’entreprise et du numérique. Le monde de demain, dans son organisation et son rapport au travail, sera différent du monde d’avant la crise. Les nouvelles technologies, permettant le travail à distance et la résilience aux chocs, joueront un rôle accentué. Là aussi, il faut s’y préparer, investir, former, renforcer les compétences, et les programmes de l’AUDA-Nepad intègrent déjà cette dimension de développement du capital humain.
Cette crise du Covid-19 a révélé une faiblesse structurelle de nos économies avec un secteur important mais non maîtrisé : l’informel. Y a-t-il une réflexion lancée sur ce sujet au niveau de l’AUDA-Nepad ? Si oui, quelle stratégie est envisagée pour faire de cette dynamique économique inclusive un des atouts de l’Afrique ?
La protection des personnes et des agents économiques les plus vulnérables représente à nos yeux et à ceux de la plupart des gouvernements des États membres une priorité. Il est impératif d’en tenir compte, et c’est la raison pour laquelle j’ai appelé à ce que les indispensables mesures de confinement soient adaptées à nos réalités économiques. Il va de soi que le confinement, l’arrêt imposé des activités économiques ne peut être pensé de la même manière dans les pays riches, qui ont la possibilité de déployer des systèmes de chômage partiel particulièrement avantageux, et en Afrique, où une part importante de la population évolue dans le secteur informel. Le confinement doit nécessairement être plus adapté. Le secteur informel peut employer jusqu’à 70 ou 80 % de la population active dans certaines économies au sud du Sahara. Mais ces travailleurs, ils l’ont montré lorsque les mesures de confinement ont été levées, savent faire preuve d’une extraordinaire capacité de rebond et de résilience. Ce secteur peut devenir un atout pour l’Afrique à partir du moment où une meilleure articulation entre le secteur informel et l’écosystème des PME africaines aura été trouvée. Les dispositifs de microfinance et les institutions de méso-finance ont à cet égard un rôle à jouer, car elles sont à la jonction entre ces deux secteurs, le but étant de créer une dynamique afin d’amener à la formalisation d’un maximum d’activités relevant aujourd’hui de l’informel. En milieu urbain, mais aussi, j’insiste beaucoup sur ce point, en milieu rural.
Sur le volet de l’innovation, l’Afrique a besoin de son secteur de la recherche-développement. Dans la logique de rationaliser les forces africaines en la matière, y a-t-il un plan prévu par l’AUDA-Nepad ?
L’investissement dans le capital humain était un axe structurant du Nepad et représente un axe structurant de l’AUDA-Nepad. Notre agence s’est dotée d’une Stratégie pour la science, la technologie et l’innovation en Afrique (Stisa 2024). Elle collabore activement avec les centres de recherche installés sur le continent, et travaille, entre autres, avec l’Institut africain des sciences mathématiques (AIMS), reconnu comme un centre d’excellence du Nepad. Notre agence a également participé, avec l’Académie africaine des sciences (AAS), à la mise sur pied de l’Alliance pour l’accélération de l’excellence scientifique en Afrique, l’AESA, qui est une plateforme d’innovation partagée dans le domaine de la santé pour les communautés, notamment. L’une des missions de l’AESA est de définir et d’aligner l’agenda scientifique pour le continent africain. Donc, beaucoup de choses ont été impulsées, et les effets commencent à devenir tangibles. J’ajoute que le choc de la pandémie du coronavirus aura comme vertu psychologique d’achever de décomplexer les Africains, qui ont été en mesure d’apporter leurs réponses, leurs solutions adaptées, avec des résultats dont ils n’ont pas à rougir, sur le plan sanitaire. Donc, là aussi, on peut espérer que cette crise achèvera de libérer notre potentiel d’innovation scientifique endogène.
D’aucuns disent que l’Afrique doit changer de paradigme. Avec l’AUDA-Nepad, l’Afrique est-elle outillée pour accompagner les États dans cette démarche au moment où la Zleca fait naître de grands espoirs quant à l’accroissement du volume des échanges intra-africains ?
Ce paradigme avait déjà changé, la création de la Zleca, qui s’est opérée en un temps record, découlait de ce changement de paradigme ! Il est évident qu’il faut développer encore davantage la régionalisation de nos économies, car les communautés économiques régionales forment des ensembles assez homogènes. Elles pourront ensuite commercer entre elles, et, partant, booster le commerce et les échanges intra-africains, dont le niveau actuel n’est pas suffisant pour nous protéger de violents chocs exogènes comme celui que nous vivons actuellement avec cette crise du Covid-19. Il faut aller plus vite et plus loin. Avec des tarifs moyens de 6,1 %, les entreprises africaines sont actuellement confrontées à des droits de douane plus élevés lorsqu’elles exportent en Afrique plutôt qu’en dehors du continent ! La Zleca devra éliminer progressivement les droits de douane sur le commerce intra-africain, ce qui permettra aux entreprises africaines de négocier plus facilement sur le continent. Aujourd’hui, les pays africains se font concurrence pour exporter sur les mêmes marchés internationaux au lieu de se spécialiser de manière complémentaire et de commercer les uns avec les autres. La Zleca, par le développement et la promotion de chaînes de valeur régionales et continentales, ouvrira de nouvelles perspectives d’industrialisation pour le continent africain.
La crise du Covid-19 a révélé la nécessité pour l’Afrique de travailler à plus de création de valeur sur place pour profiter au maximum de ses matières premières. Quelles initiatives pourraient être montées autour et avec l’AUDA-Nepad pour bâtir un programme de vrai new deal en la matière pour l’Afrique et le mettre en œuvre ?
Contrairement à l’idée reçue, il existe sur le continent un nombre croissant de petites entreprises aux projets innovants et durables pour tirer parti des ressources du continent. Un travail de coordination des forces doit être mis en place, qui rentre dans le mandat de l’AUDA-Nepad. L’effondrement des cours du pétrole a mis en lumière les conséquences de la dépendance du continent aux exportations de matières premières, qui le rend particulièrement vulnérable aux évolutions des prix sur le marché international, source de devises.
L’insécurité alimentaire qui pèse régulièrement sur l’Afrique a-t-elle suffisamment interpellé l’AUDA-Nepad pour mettre en œuvre là aussi une politique de grands chantiers agricoles ? Si oui, comment cela est-il envisagé ?
L’Agence du Nepad, devancière de l’AUDA-Nepad, s’est dotée d’une stratégie agricole ambitieuse, le Programme détaillé de développement agricole (PDDAA), qui a reçu un nouvel élan lors du sommet de Malabo, en juin 2014. Il vise à accroître l’investissement public dans l’agriculture à hauteur de 10 % par an et d’augmenter de 6 % par an la productivité agricole. Là encore, il s’agit d’un axe structurant de notre action. Des progrès notables ont été accomplis, d’autres restent à réaliser. En 2019, un rapport commun du Programme alimentaire mondial et de la FAO alertait déjà sur le fait que 73 millions d’Africains souffraient d’insécurité alimentaire aiguë. L’épidémie de Covid-19 et les deux invasions successives de criquets ont encore plus fragilisé le système alimentaire africain. Face à cette menace, l’UA et le FAO se sont engagés, dans une déclaration conjointe, à soutenir l’accès des populations les plus vulnérables à l’alimentation et à la nutrition, en fournissant aux Africains des programmes de protection sociale, en minimisant les perturbations afin de garantir une circulation et un transport sans risque des personnes dont le travail est essentiel, en assurant le transport et la vente de biens et services et en gardant les frontières ouvertes afin de favoriser le commerce alimentaire et agricole sur le continent. Le continent africain possède les ressources agricoles pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, mais souffre d’un retard en termes de productivité qui empêche, entre autres, les producteurs de réaliser des économies d’échelle et, souvent, produire des volumes qui permettraient, au-delà d’assurer leur subsistance, de stocker et vendre sur des marchés. Il faut capitaliser sur ce levier, et dans ce sens, un accord vient d’être signé entre la Fondation africaine pour les technologies agricoles (AATF) et l’AUDA-Nepad. Cet accord vise à développer l’innovation de produits d’innovation agricoles des petits producteurs et ainsi de stimuler la transformation du secteur.
Sur la question monétaire, l’Afrique est un nain. Quelle solution envisager pour se donner les moyens de détenir une forte capacité en droits de tirage spéciaux et financer nos grands chantiers stratégiques ?
Il y a évidemment une réflexion d’envergure à mener sur ce sujet à la fois complexe et d’importance majeure. Des avancées vont inévitablement avoir lieu. Sont-elles réalisables à brève échéance ? Je vous mentirai en vous disant que c’est faisable tout de suite, mais il sera incongru d’avancer vers l’intégration régionale sans une gestion appropriée de nos monnaies
Europe, Chine, États-Unis, Russie, Inde : quelle stratégie pour exister dans un monde où la guerre économique et commerciale est déjà dans les faits ?
L’Afrique n’est en compétition avec personne. Elle s’est dotée de son propre agenda, l’Agenda 2063, qui vise à transformer par étapes l’Afrique en puissance mondiale de l’avenir. Cet agenda repose sur la vision d’une Afrique intégrée, prospère, pacifique, dirigée par ses propres citoyens, et représentant une force dynamique sur la scène mondiale. Notre continent, jusque dans un passé très récent, a été le théâtre de nombreuses ingérences, a été entraîné dans des querelles et des rivalités qui lui étaient étrangères et qui sont de facto la cause essentielle de son retard. Ce temps est révolu. Nous sommes ouverts à toutes les coopérations, et l’ensemble des espaces et des puissances que vous venez de citer sont à nos yeux des partenaires potentiels, avec lesquels nous sommes attachés à renforcer notre coopération, mais sans exclusivité. Voilà ce qu’est notre ligne de conduite. Je pense d’ailleurs que dans le monde multipolaire dans lequel nous sommes entrés, être conscient de ses propres intérêts et être ouvert au dialogue est une des conditions de la paix.
Le Point Afrique