(BFI) – Depuis le 1er novembre, le Rwandais Claver Gatete est le nouveau Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), succédant à la Camerounaise Vera Songwe. Dans cet entretien, le patron de l’instance onusienne évoque ses priorités et livre son analyse du tournant décisif où se trouve le continent tant en termes de développement, de diplomatie économique et de géostratégie.
Economiste chevronné formé aux écoles britannique et canadienne, Claver Gatete occupe désormais le fauteuil du chef à la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique basée à Addis Abeba, en Ethiopie. Sa trentaine d’années d’expérience se sont construites à partir de l’étranger, avant qu’il ne signe son retour au Rwanda vers la fin des années 1990 où il rejoint le Programme des Nations Unies pour le développement en tant qu’économiste national. Au début des années 2000, il dirige les affaires économiques et sociales au cabinet du président rwandais, avant de démarrer une carrière diplomatique qui le mènera au Royaume Uni, en Irlande et en Islande en tant qu’ambassadeur. Un temps gouverneur de la Banque nationale du Rwanda, il rejoint le gouvernement en 2013. D’abord ministre des Finances et de la planification économique à un moment où le Rwanda construit son ascension économique, il prendra ensuite les rênes du ministère des Infrastructures jusqu’en 2022.
A sa nomination à la tête de la CEA, Claver Gatete officiait à New York en qualité d’ambassadeur et représentant permanent du Rwanda auprès des Nations Unies.
Alors que vous dirigez désormais la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique, quelles sont vos priorités à la tête de cette institution ?
Je suis très honoré de diriger la Commission économique pour l’Afrique (CEA). J’ai pris mes fonctions le 1er novembre 2023. Bien que j’aie quelques priorités en tête, je suis actuellement en train d’écouter et d’apprendre de la brillante équipe de la CEA. Je pense qu’il est essentiel de prendre ce temps avant de procéder à des changements majeurs. Néanmoins, une priorité que j’aimerais souligner à ce stade est mon engagement à promouvoir une collaboration forte et continue avec la Commission de l’Union africaine, la Banque africaine de développement, Afreximbank et d’autres institutions continentales. En collaborant étroitement et en complétant les efforts des uns et des autres, nous pouvons créer un écosystème sur le continent qui permette à l’Afrique de réaliser les ODD et l’Agenda 2063.
Le développement industriel durable de l’Afrique relève de l’urgence comme amplement évoqué lors de la Conférence économique africaine organisée récemment au siège de la CEA à Addis Abeba. Dans le contexte climatique que connait le monde, plusieurs jeunes entrepreneurs sur le continent développent des idées industrielles ingénieuses, mais n’obtiennent pas toujours le soutien nécessaire à leur réussite. Les PME étant un maillon essentiel dans l’atteinte des ODD et de l’Agenda 2063, quels sont – à votre avis – les leviers à activer en priorité afin d’accélérer la machine industrielle du continent ?
Pour favoriser une industrialisation durable en Afrique, il est crucial de créer un environnement propice. Les PME sont en effet essentielles car elles servent de centres d’innovation et d’entreprenariat. En outre, les PME jouent un rôle crucial dans la création d’emplois et réinvestissent généralement leurs bénéfices dans l’économie locale. Pour exploiter le potentiel des PME en tant que moteurs de la transformation structurelle de l’Afrique, les pays ont besoin de solutions adaptées. Néanmoins, certains défis sont communs à l’ensemble du continent.
Tout d’abord, les PME ont besoin d’un meilleur accès au financement. Par exemple, les gouvernements peuvent travailler avec les institutions financières pour créer des programmes de financement dédiés aux PME. Deuxièmement, les PME doivent avoir accès aux infrastructures essentielles, telles que des réseaux de transport de haute qualité ainsi qu’une électricité et une connectivité internet fiables. Les gouvernements peuvent jouer un rôle clé dans la mobilisation des investissements, notamment par le biais de partenariats public-privé. Troisièmement, les PME, en particulier celles qui opèrent dans le secteur industriel, doivent avoir accès à une main-d’œuvre qualifiée. Pour répondre à ce besoin, les gouvernements doivent donner la priorité aux investissements dans le développement du capital humain, ce qui inclut la promotion d’un système éducatif qui offre une éducation de haute qualité, y compris la formation professionnelle. Enfin, la mise en œuvre de politiques industrielles intelligentes, y compris des programmes bien structurés de contenu local et de développement des fournisseurs nationaux, peut contribuer à soutenir la croissance des PME locales et du secteur industriel dans son ensemble.
On parle de plus en plus de diplomatie économique en Afrique en raison notamment du potentiel régional (ressources naturelles, jeunesse, etc.), mais les pays ne devraient-ils pas justement renforcer cette diplomatie économique afin d’accélérer le commerce intra-africain et élever le niveau du commerce extra-africain comme le vise la Zlecaf ?
Il ne s’agit pas d’une situation où il faut choisir entre l’un ou l’autre. L’Afrique est une source de solutions à la fois pour ses propres défis et pour ceux du monde. En effet, le renforcement du commerce intra-africain est crucial. La CEA prévoit que la mise en œuvre complète de la Zlecaf augmentera le commerce intra-africain de 36 % d’ici à 2045. Si la volonté politique et l’engagement en faveur de la Zlecaf sont forts, d’autres actions sont nécessaires. La CEA collabore avec les pays africains pour élaborer des stratégies nationales de mise en œuvre de la Zlecaf qui identifient les domaines prioritaires clés pour le développement d’avantages concurrentiels.
Cela dit, il ne faut pas y voir une approbation de l’isolationnisme. Comme l’a souligné le Sommet africain sur le climat, le continent est une centrale de solutions pour sauver les ODD et le climat. L’Afrique possède 60 % des terres arables non cultivées du monde, 40% du potentiel d’irradiation solaire mondial, 71% de la production mondiale de cobalt et 77% de celle de platine. Le cobalt et le platine sont des minéraux essentiels pour la transition énergétique et l’électrification des systèmes de transport. En outre, d’ici 2030, le continent accueillera plus de 40 % de la jeunesse mondiale. Tous ces facteurs soulignent la nécessité pour l’Afrique de s’engager dans une diplomatie économique stratégique avec le reste du monde, en recherchant des accords mutuellement bénéfiques qui favorisent le développement du continent.
Un nouvel ordre mondial se met progressivement en place dans un contexte de crise (guerre en Ukraine et ses conséquences sur les chaînes de valeur et d’approvisionnement). L’Afrique, toujours confrontée au problème de la dette, est au cœur de tous les défis. Quelle place le continent pourrait-il occuper dans le nouvel ordre économique mondial, et comment cela peut-il se faire ?
Les crises récentes ont montré aux décideurs politiques du monde entier l’importance de renforcer la résilience, en s’éloignant de l’accent exclusif mis depuis longtemps sur l’efficacité. Notamment, la résilience a également été le thème central du « Rapport économique sur l’Afrique – 2023 » récemment lancé par la CEA. Ce changement de paradigme peut stimuler à la fois le commerce intra-africain et le commerce de l’Afrique avec le reste du monde. La « délocalisation amicale » fait désormais partie intégrante des discussions sur la sécurité commerciale. Comme je le disais précédemment, l’Afrique a le potentiel de se positionner comme une puissance en matière de solutions.
Dans ce contexte, le siège de l’Union africaine au G20 offre l’occasion de renforcer l’action du continent. Ce siège peut être utilisé pour défendre et faire avancer les intérêts stratégiques de l’Afrique, y compris l’engagement du continent à réaliser les ODD et l’Agenda 2063. Le G20 est également une plateforme essentielle pour les discussions sur la réforme de l’architecture de la dette mondiale. Avec l’Union africaine à la table, il ouvre la voie à de nouvelles opportunités de progresser dans la mise en place d’un mécanisme efficace de résolution de la dette pour les pays qui sont (ou risquent fortement d’être) en situation de surendettement, dont un grand nombre sont africains.
In La Tribune Afrique